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Voir Calais et mourir, 367 fois
#migrants #calais #frontieres #violences
Article mis en ligne le 7 septembre 2023
dernière modification le 6 septembre 2023

Depuis 1999, la frontière franco-britannique tue et tue encore. « Les Jours » remontent le fil d’un carnage silencieux et éminemment politique.

Le lundi 11 janvier 1999, un homme irakien est retrouvé mort dans l’enceinte du port de Douvres, en Angleterre. Caché sous la remorque d’un poids lourd, au niveau des essieux, il venait à peine de franchir la frontière franco-britannique quand les secousses du camion l’ont déséquilibré. Tombé à terre, il a été immédiatement happé et écrasé par les roues. L’identité de cet homme n’est pas connue, pas plus que son histoire personnelle. Sans la vigilance de quelques citoyens britanniques, son décès serait sans doute passé inaperçu.

Il ne s’agit pourtant pas d’un événement isolé. Depuis cette nuit d’hiver, au 15 mai 2023, 367 migrants sont morts entre la zone frontière franco-belge et le Royaume-Uni. C’est ce qu’ont dénombré Les Jours dans un travail aussi inédit qu’exceptionnel. Nom, prénom, âge, nationalité, parcours migratoire, circonstances du décès, photos… Nous avons cherché et compilé pendant plusieurs années toutes les informations possibles sur les exilés disparus le long de cette frontière maritime. Notre « Mémorial de Calais », à découvrir ci-dessous, recense les victimes pour qu’on ne les oublie pas. Il décompte les morts parce que ces vies comptent. (...)

367 morts en un peu moins de vingt-cinq ans. 367 morts au minimum, car les informations manquent pour la période antérieure à 1999. Et dans les années 2000, certaines disparitions sont possiblement restées invisibles aux yeux des médias et des militants. 367 morts, 367 vies qui se sont arrêtées sur ce littoral ordinaire. Une litanie, sourde et sans fin. Comme si un tueur en série sévissait depuis près d’un quart de siècle, sans que les institutions policière et judiciaire ne s’émeuvent. Alors, Les Jours s’autosaisissent, enquêtent en indépendants et remontent le fil d’un carnage silencieux et politique, d’un lieu à l’autre du Calaisis, au rythme des accords entre la France et le Royaume-Uni, comme on le lira dans les prochains épisodes. Mais d’abord, l’investigation commence par le profil type des victimes. (...)

Débutons par une évidence essentielle : dans une très grande majorité, les migrants décédés autour de Calais sont originaires du « Sud global », et plus particulièrement d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Soudanais, Irakiens, Vietnamiens et Chinois représentent plus d’un tiers des victimes. La plupart ont quitté des pays classés comme « régimes autoritaires », selon l’indice de démocratie conçu par le think tank libéral Economist Intelligence Unit.

Les victimes ont fui l’Afghanistan, ravagé par un état de guerre depuis plus de quarante ans, le régime dictatorial d’Isaias Afwerki en Érythrée ou encore la guerre civile au Darfour… Elles sont parties d’Iran, où les Kurdes constituent une minorité marginalisée, cible de la théocratie religieuse depuis les débuts de la révolution islamique de 1979. Elles sont parties du Kurdistan irakien, aspirant à échapper à une situation politique et socio-économique bloquée, malgré l’autonomie de leur territoire acquise en 1991. Depuis la fin des années 1980, le nord de la France est devenu une caisse de résonance des soubresauts géopolitiques et du chaos du monde. Implosion de la Yougoslavie, armée américaine en Afghanistan et en Irak, guerre en Syrie, reprise de Kaboul par les talibans… Autant d’événements qui trouvent un écho à des milliers de kilomètres, le long du détroit du Pas-de-Calais. (...)

Mais derrière ces cas, visibilisés par une exposition médiatique – et parfois politique – éphémère, se dessine une longue et discrète hécatombe, faite de décès isolés. Des morts percutés par une navette de fret ferroviaire sur le site Eurotunnel, renversés par un véhicule sur l’autoroute, foudroyés par un caténaire au départ de l’Eurostar à Paris, noyés dans le port de Calais ou au large, écrasés par la marchandise dans la remorque d’un poids lourd, broyés par les essieux d’un camion… (...)

Avant-dernier élément dans ce macabre dossier : c’est dans la tentative de franchissement de la frontière elle-même que plus des trois quarts des victimes sont mortes. Ne pouvant prendre le train ou monter sur un ferry du fait de leur irrégularité sur le sol européen, elles ont été asphyxiées dans un conteneur ou la remorque d’un camion pour 28 % d’entre elles. 26 % ont perdu la vie sur la route en tentant de se dissimuler dans un véhicule, 21 % se sont noyées et 7 % sont mortes en essayant de grimper dans ou sur un train. Les homicides, bénéficiant souvent d’une couverture médiatique plus conséquente, ne représentent finalement « que » 6,5 % des décès. Quant aux conditions de vie et à l’environnement hostile auxquels sont confrontés les exilés, ils sont la cause de 4 % des disparitions. (...)

Enfin, la carte chronologique de ces « cold cases » permet d’énoncer une cruelle vérité : à mesure que la frontière s’est militarisée, les exilés n’ont pas moins essayé de franchir les 50 kilomètres qui séparent la France de l’Angleterre, mais ils ont usé de modalités plus risquées et souvent plus lointaines : d’abord les navires, ensuite le site Eurotunnel, puis les aires de repos en amont de Calais, la rocade menant au port, la Belgique… pour aboutir aujourd’hui aux tentatives par la mer. Depuis 1986 et le traité de Canterbury, d’engagements en accords bilatéraux, Calais se bunkerise (barrières, barbelés, vidéosurveillance, effectifs de police et de gendarmerie en hausse, patrouilles à cheval, en quad, à moto ou 4x4, drones, etc.) et les morts s’ajoutent aux morts. (...)