
Selon une enquête menée aux Canaries, les quatre migrants morts début novembre 2024 lors d’une traversée de l’Atlantique ont été tués par les conducteurs de la pirogue car ils les soupçonnaient d’être à l’origine d’une malédiction empêchant le canot d’avancer. Ces quatre hommes, désignés comme des "vampires" par les pilotes, ont été battus puis jetés à l’eau ligotés, certains encore vivants.
On en sait un peu plus sur l’affaire du "cayuco 223 bis" : cette pirogue arrivée le 3 novembre 2024 sur l’île canarienne d’El Hierro avec 207 migrants à bord, dont un homme blessé à la poitrine, et dans laquelle quatre personnes ont été tuées par des passagers lors de leur traversée de l’Atlantique.
"Chasse aux sorcières" dans le canot
Le 30 octobre, au troisième jour de traversée, la situation se tend dans la pirogue. Les conducteurs du "cayuco" - mot espagnol qui désigne les canots utilisés par les migrants - semblent désorientés dans l’immensité de l’océan Atlantique et pensent que l’embarcation n’avance pas. Convaincus qu’une malédiction a touché le bateau, les "patrons" du canot cherchent le responsable à bord, "le prétendu esprit qui entrave leur navigation", écrit Efe. Ils le désignent même comme "un vampire", selon les témoignages des rescapés. (...)
Une "chasse aux sorcières", d’après les termes employés par la Garde civile, se met alors en place parmi les passagers. Le coupable est vite désigné dans la nuit du 30 au 31 octobre : un jeune Sénégalais de 23 ans, encore endormi ou à peine réveillé, qui a eu le malheur de crier des mots incohérents - un comportement qui s’explique par le stress et la fatigue pouvant être causés par la peur d’une périlleuse traversée de l’Atlantique.
L’homme est ligoté, humilié et battu avec des machettes en pleine nuit. Deux personnes, son frère et un ami d’enfance, tentent de s’interposer en expliquant aux bourreaux qu’il s’agit de "délires" d’un garçon épuisé, et non d’une malédiction. Mais ils sont à leur tour menottés et torturés. (...)
Un quatrième exilé, de l’ethnie peule, subit le même sort après qu’un homme à bord se présentant comme un marabout le désigne comme un autre "vampire".
Le Sénégalais de 23 ans est étranglé et jeté à la mer, selon des témoins. Son frère, son ami et le jeune Peul sont emmenés à l’arrière de la pirogue et sont poussés à l’eau, vivants et ligotés.
Deux jours plus tard, le 3 novembre, le cayuco arrive au port de la Restinga, à El Hierro, dans l’après-midi par ses propres moyens. Les passagers sont immédiatement pris en charge par les autorités (...)
Cette sombre affaire ne parvient aux oreilles de la Garde civile que trois semaines après le débarquement de la pirogue aux Canaries. Deux émigrés sénégalais résidant en Espagne se rendent à Tenerife à la recherche d’un proche disparu, qui avait pris place dans le "cayuco 223 bis". Ils portent plainte et rapportent aux agents les témoignages des passagers sur les violences à bord du canot.
Une enquête est alors ouverte. Fin décembre, sept personnes, originaires du Sénégal, de Gambie et de Guinée-Bissau, sont interpellées à Las Raíces, le centre d’hébergement d’urgence de l’île de Tenerife, où ils séjournaient depuis leur arrivée. (...)
Le ministère public de Santa Cruz de Tenerife a aussi porté plainte pour homicide volontaire contre trois des détenus (les présumés auteurs des quatre victimes), en plus de l’accusation d’aide à l’immigration illégale qui pèse également sur les quatre autres.
Les investigations sont toujours en cours mais si un procès a lieu, ce sera la première fois que des passagers d’un canot comparaitront devant un tribunal pour meurtre : un crime commis intentionnellement et avec des circonstances aggravantes, contrairement à un "homicide par négligence", terme habituellement utilisé lorsque les occupants d’un canot meurent de froid ou de soif pendant le voyage.
Mais des questions juridiques se posent déjà : cette accusation pourra-t-elle être soutenue en se basant uniquement sur le témoignage de trois personnes, sans la présence de corps ni aucune preuves physiques prouvant les décès, comme du sang - selon la procédure habituelle, le canot a été détruit avant que l’affaire ne soit rapportée.
Par ailleurs, l’Espagne est-elle compétente pour juger un délit commis dans les eaux internationales par des ressortissants d’un pays tiers contre des personnes non espagnoles ? (...)