
En Côte d’Ivoire, l’immense majorité des candidats à l’immigration irrégulière vers l’Europe cachent leur projet à leurs proches. Le sujet est tabou dans le pays. De nombreuses familles apprennent donc le départ d’un des leurs le jour même - ou plusieurs semaines après leur soudaine disparition. Reportage.
(...) Aminata voudrait rejoindre la France. Un projet qu’elle partage avec sa "sœur", son amie Kadi, de trois ans sa cadette. Ensemble, elles envisagent de prendre la route vers le Maroc puis de passer en Europe. "Je n’ai prévenu personne, ni ma famille, ni mes amis", explique Aminata. "Si tu parles d’un départ vers l’Europe, les gens vont te décourager". Le projet est donc devenu leur secret. (...)
Mais le voyage est encore mal ficelé : les deux amies envisagent de rejoindre le Maroc mais ne savent pas trop comment. Puis, une fois dans le royaume chérifien, elles espèrent "travailler un peu" et "décrocher un visa" pour la France. "Comme ça, on ne traversera pas la Méditerranée". Un périple qui paraît si facile à les écouter.
"C’est là le drame de ce genre de projet d’immigration caché", souffle Frédéric Agoussi, qui travaille pour Realic, une association ivoirienne de lutte contre la migration clandestine. Il a eu vent du désir de départ d’Aminata. "Les jeunes Ivoiriens qui veulent prendre la route le font presque toujours en secret, mais beaucoup ne savent pas de quoi ils parlent, ils ne se renseignent pas bien. Ils ne connaissent pas la réalité du périple". (...)
Ici, on les appelle aussi les "Kaba Kaba", littéralement, "ceux qui vont vite". "Ces jeunes pensent que l’Europe leur offrira tout ce qu’ils n’ont pas ici. C’est une génération pressée de gagner de l’argent en un temps record", explique aussi Paul Adoté, le directeur de cabinet de la mairie de Sogon. "Pourtant, on le sait, le voyage est périlleux".
Pas une fois, en effet, Aminata n’abordera la traversée du désert, les possibles arnaques, la violence des passeurs, et les risques élevés d’abus sexuels. (...)
"Il y a des superstitions fortes ici selon lesquelles lorsqu’un projet d’immigration est rendu public, il y a de fortes chances qu’il n’aboutisse pas. Il y a aussi une croyance très forte dans la ’sorcellerie’, un esprit malveillant qui pourrait jeter un sort sur ton projet de voyage". Il y a enfin la peur d’être découragé par les proches "surtout par la maman".
La voie légale n’est pas une option pour ce public, souvent peu instruit, et donc peu éligible à un visa. "Les refus sont tellement nombreux que les jeunes n’essaient même plus d’en demander un", continue Frédéric Agoussi. Durand, lui, ne se doutait même pas qu’une possibilité légale pour venir en France existait. (...)
Koné connaît son itinéraire : il veut passer par la Libye, malgré les dangers connus qui attendent les Africains qui s’aventurent dans le pays. Puis prendre un canot pour traverser la Méditerranée, remonter l’Italie et rejoindre la France. "La mort est naturelle", sourit-il avec un brin de provocation. "Je connais beaucoup de personnes qui sont parties. Oui, parfois, ça se passe mal. Huit de mes amis sont morts sur la route".(...)
Ces départs sont aussi devenus une préoccupation politique pour les municipalités abidjanaises qui multiplient les ateliers, les maraudes à la rencontre de ces jeunes candidats à l’exil, explique-t-on à la mairie de Sogon. "Le gouvernement s’active pour retenir ses jeunes, leur dire qu’il existe une échelle sociale pour eux aussi", confie encore Paul Adoté, le directeur de cabinet de Sogon.
Mais à Abidjan, les histoires "d’immigration cachée" foisonnent. Tout le monde semble connaître quelqu’un qui a pris la route sans le dire et a disparu de la circulation un beau matin. (...)