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"Leur cri quand le bateau a chaviré, je n’ai jamais rien entendu d’aussi désespéré" : Issa, survivant du naufrage du 24 novembre 2021, demande justice
#Manche #migrants #immigration #naufrages
Article mis en ligne le 6 mars 2025
dernière modification le 5 mars 2025

Il est l’un des deux seuls survivants du naufrage du 24 novembre 2021, le plus meurtrier jamais survenu dans la Manche. Issa Mohamed Omar, Somalien de 31 ans, a été auditionné mardi par l’enquête publique ouverte par la justice britannique. Son témoignage, qui sera suivi par des auditions de gardes-côtes notamment, vise à rétablir la vérité sur le déroulé des événements et sur la responsabilité des secours anglais et français dans la non-assistance aux exilés en détresse.

Ce mardi, le jeune homme était auditionné dans le cadre d’une enquête publique britannique sur ce naufrage. Le plus important jamais survenu dans la Manche. Cette enquête doit se pencher "sur l’identité des personnes décédées, ainsi que sur le moment, le lieu et les circonstances de leur décès. Il s’agira également d’explorer les enseignements à tirer et d’envisager des recommandations pour l’avenir", ont indiqué fin février les autorités judiciaires en charge de l’enquête publique.

L’enquête, diffusée en live au grand public, se déroule en parallèle des procédures judiciaires françaises. Dans l’enquête pénale en France, sept militaires ont été mis en examen pour non-assistance à personne en danger. Onze passeurs présumés sont également poursuivis.

Vingt-sept corps ont été retrouvés après ce naufrage, principalement des Kurdes d’Irak. Parmi les victimes, on compte sept femmes et une fillette de sept ans. Quatre personnes sont signalées disparues par des proches.

Plus de 33 personnes étaient à bord, selon ce survivant (...)

Les passeurs "nous avaient dit qu’on serait 33 pour nous convaincre, surtout les familles, pour qu’elles ne s’inquiètent pas qu’il y ait des problèmes. Mais une fois qu’on a embarqué, ils ont ajouté d’autres gens", insiste le survivant. "Il y avait des enfants en plus. Ils ne comptaient pas les enfants".

Les familles avec enfants avaient pris place au milieu du bateau, précise-t-il ; tandis que "14 adultes se tenaient de chaque côté", sur les boudins, comme ce fut son cas. L’embarcation, qui faisait entre 8 et 10 mètres de long, n’est pas conçue pour recevoir plus de 20 personnes, rappelle la BBC qui a reconstitué la chronologie de l’évènement.

Pour justifier sa remise en cause du chiffre officiel, Issa Mohamed Omar assure que "deux hommes éthiopiens étaient à bord, en plus de deux femmes. Et non pas un seul" comme le décompte officiel l’enregistre à ce jour, avec le décès du père de famille éthiopien Fikeru Shiferaw. Ce second homme éthiopien était "plus petit que Fikeru", décrit-il dans sa déclaration écrite à la justice britannique, "et je crois que son corps n’a jamais été retrouvé".

Issa Mohamed Omar relève aussi qu’un homme égyptien et son fils, chargés selon lui par les passeurs de conduire le bateau, "étaient déjà sur le bateau quand le décompte sur la plage a eu lieu". (...)

En plus de l’appareil GPS, les passeurs avaient également laissé des pompes pour regonfler les boudins du canot pendant la traversée. Ils demeuraient en lien téléphonique constant avec l’homme égyptien, détaille Issa Mohamed Omar, qui s’est retrouvé assis tout proche du conducteur.
Peu après qu’un bateau français ait fait demi-tour, "de l’eau a commencé à entrer" dans le canot

Aux côtés d’Issa se trouvait Halima. Le jeune homme se souvient bien d’elle, parce qu’elle était aussi Somalienne. "Elle portait une grande robe, celle que les femmes somaliennes portent traditionnellement. Avec une veste épaisse par-dessus".

Au départ, le temps était calme, bien que pluvieux sur la plage. Vers 22 heures, l’embarcation a pris la mer. "Au bout d’une heure, on a vu un bateau français, qui venait de Calais. Le conducteur a dit : il n’y a pas de souci à se faire, ils sont là pour veiller, jusqu’à ce qu’on soit dans les eaux anglaises", se souvient le Somalien. "Ce bateau nous a suivi pendant une heure, une heure et demie. Il braquait de la lumière sur nous, une lumière forte."

Tant que les embarcations ne se signalent pas en détresse, les moyens de secours français les escortent ainsi jusqu’à la ligne frontalière maritime, pour passer le relais aux secours anglais. Une pratique tout à fait courante (...)

Au bout de cette heure et demie, selon Issa, ce bateau a fait demi-tour. "Les problèmes ont démarré peu après, vers 2h du matin, quand de l’eau a commencé à entrer dans le bateau", raconte Issa. Tout le monde portait un gilet de sauvetage, même les enfants. Mais ces gilets n’étaient "pas gonflables ; plutôt comme s’ils étaient remplis de coton", précise le Somalien dans sa déclaration écrite.
"Je me souviens avoir entendu une femme dire au revoir à son mari"

La panique monte alors dans l’embarcation. Certaines personnes regonflaient les boudins, d’autres vidaient l’eau montante avec des bouteilles en plastique. "Je me souviens d’avoir croisé le regard d’Halima, très effrayée", raconte Issa. "Certains étaient en train de crier ou pleurer, certains essayaient de calmer les autres (...) plusieurs passaient des appels pour prévenir les secours ou leurs familles qu’ils étaient en danger".

"Je me souviens avoir entendu une femme appeler ou laisser un message vocal à son mari. Elle était au milieu du bateau et elle pleurait. Je crois que l’appel était en kurde, il me semble qu’elle lui disait au revoir", raconte encore Issa dans sa déclaration écrite aux autorités. Pour sa part, lui n’a ""même pas pensé à essayer de contacter [sa] famille ou des amis pour leur dire [qu’il était] en danger". "J’étais tellement sous le choc". (...)

De multiples enquêtes médiatiques et judiciaires ont révélé de graves dysfonctionnements des secours ce soir-là. (...)

Le bateau finit par s’effondrer, du côté d’Issa, qui était, d’après lui, plus chargé que l’autre. "Leur cri, lorsque le bateau a chaviré et que les gens sont tombés à l’eau, était assourdissant. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi désespéré".

À son tour, le jeune Somalien chute dans l’eau. "Je me suis retrouvé sous le bateau. J’ai dû nager depuis le dessous pour remonter. Ça m’a surpris quand le bateau a chaviré, l’eau était très froide". À ce moment de l’audition, les mains d’Issa ne triturent plus ses feuilles couvertes de notes. Elles recouvrent son front, pour soutenir sa tête lorsqu’il s’affaisse. "C’est difficile à exprimer. C’est difficile de me rappeler de cela", souffle-t-il.

"Dès que j’ai pu remonter du fond de l’eau, j’ai vu Halima lutter. Je ne pense pas qu’elle savait comment nager et son gilet de sauvetage ne l’aidait pas. Elle criait mon nom et me demandait de l’aider, en somalien. J’entends encore ses cris dans ma tête, parfois", écrit Issa dans sa déclaration. "J’ai essayé de la tirer vers le bateau pour qu’elle puisse l’attraper et flotter. Mais à ce moment-là, des gens dans l’eau essayait aussi de s’agripper pour revenir dans le bateau, alors il a chaviré de nouveau. J’ai fait de mon mieux pour l’aider, mais je n’ai pas pu la sauver. Je pense que c’était l’une des premières personnes à se noyer".

"Si les secours étaient arrivés plus vite, la moitié de ces personnes seraient encore là aujourd’hui" (...)

"Si les secours étaient arrivés plus vite, la moitié de ces personnes seraient encore là aujourd’hui", affirme le survivant. "Parce que nous sommes considérés comme des réfugiés, les secours ne sont pas venus. On se sent traités comme des animaux". (...)

Alors que le soleil se levait, Issa a été aperçu par un bateau de pêche français. Il se souvient d’avoir agité en l’air son gilet de sauvetage, au milieu du désastre dans lequel il surnageait "depuis dix heures". Une femme a sauté à l’eau, a nagé jusqu’à lui. À bord du bateau de pêche, où se trouvait aussi un père de famille et trois enfants, on lui donne de l’eau, du pain. On l’abrite dans un endroit chaud.

Issa perd connaissance à bord du bateau des gardes-côtes sur lequel il est transféré. Il se réveille à l’hôpital, gravement blessé. Quatre mois de rééducation s’ensuivent, pour réapprendre à marcher.

Avec lui, seul un deuxième homme a survécu, Mohammed Shekha Ahmad, Kurde d’Irak. Les deux hommes se sont rencontrés à l’hôpital. "Mohammed m’a dit qu’ils l’avaient déclaré mort. Ils l’ont mis avec les autres corps morts, avant de réaliser qu’il était encore vivant".

Aujourd’hui, face à la justice britannique, Issa le répète : il n’oubliera jamais cette nuit-là. "C’était l’expérience la plus terrifiante et brutale de ma vie. Mes souvenirs sont encore envahis par le bruit de ces cris et par le froid glacé de l’eau". Et s’il a accepté de participer à l’enquête publique, accompagné de son avocate Maria Thomas, c’est parce que "nous voulons seulement la justice". (...)

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