
Le Pacte européen sur la migration et l’asile adopté ce printemps pourrait renforcer les traques policières visant des personnes exilées dans les Balkans. Depuis une vingtaine d’années, l’UE et Frontex y développent des dispositifs de surveillance aux effets mortels. En remontant les cours d’eau qui séparent plusieurs pays de la région, ce portfolio remonte aux sources de ce cycle de violences.
Morgane Dujmovic [1] a réalisé en 2024 une mission de recherche dans les Balkans, avec une question en tête : comment expliquer que les frontières balkaniques franchies par les personnes exilées soient devenues si violentes ? La plupart de celles et ceux qui essaient de les traverser sont originaires d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient, et comme à d’autres frontières européennes, elles et ils subissent des violences policières et risquent d’y perdre la vie.
Première escale : le canton d’Una-Sana situé au nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, dernière étape avant l’espace Schengen pour celles et ceux qui tentent la traversée vers la Croatie. Sur place, l’atmosphère plombante observée dans les villes-frontière et dans les camps contraste avec la légèreté des activités touristiques qui se développent.
Place aux paroles des habitant·es de ces localités, commerçant·es, chauffeurs de taxis et policiers.
Cet article-portfolio est le premier épisode d’une série dédiée aux conséquences humaines des politiques migratoires européennes externalisées dans les Balkans. Il a été publié sur Mediapart, Le Courrier des Balkans et visioncarto.net. Nous remercions chaleureusement l’équipe de visionscarto pour son travail de relecture et d’editing de ce texte.
Épisode 1. Les deux couleurs du printemps bosnien
De la Korana à l’Una : les touristes, les habitant·e·s et les exilé·e·s (...)
Plus on avance vers la Bosnie-Herzégovine, plus les véhicules de la police aux frontières croate se font nombreux, comme les contrôles dans le sens Bosnie-Croatie. À proximité du parc de Plitvice, les forces de l’ordre se contentent de vérifier l’identité des voyageur·es et de leur demander où iels se rendent. Les noms sont parfois notés sur un papier pour garder trace des personnes et véhicules déjà vérifiés : le contrôle frontalier ne doit pas entraver ce début de saison touristique. (...)
Je progresse en altitude, me rapprochant du col qui marque la frontière à Ličko Petrovo Selo (Croatie) / Izačić (Bosnie-Herzégovine). Là, on croise de plus nombreux fourgons de la police aux frontières, certains à l’arrêt, d’autres en intervention. Un policier patrouille dans l’un des innombrables bâtiments à l’abandon – propriétés des populations serbes qui vivaient là avant l’« opération Éclair » de reconquête de la Krajina. À travers les murs effondrés, on peut déjà deviner que des exilé·es d’aujourd’hui pourraient s’y réfugier. Mais ce n’est qu’une fois passé le col, côté bosnien, qu’on perçoit les effets du jeu sordide « du chat et de la souris » - qui s’instaure à la nuit tombée.
Le « jeu » (game en anglais) : c’est par ce nom cynique que les exilé·es nomment les tentatives empêchées et sans cesse réinventées pour passer les frontières et rejoindre l’Union européenne (UE). Le canton bosnien d’Una-Sana est devenu l’un des théâtres de ce « jeu » depuis la fermeture du corridor officialisé dans les Balkans en 2015-2016 [4]. À l’extrême nord-ouest de la Bosnie, cette région représente l’une des voies les plus directes pour rallier le sud des Balkans à l’espace Schengen (...)
Les candidatures de la Croatie à l’UE puis à Schengen ont entraîné un renforcement drastique des moyens alloués à la fortification de la frontière bosno-croate ces vingt dernières années, à la fois humains, technologiques et financiers [6]. Côté bosnien, les régions frontalières de la Croatie sont donc devenues un des espaces prioritaires du contrôle des migrations en amont de Schengen : l’UE y déploie des dispositifs pour consolider un « sas filtrant » [7], destiné à séparer « le bon grain de l’ivraie » – c’est-à-dire la migration jugée acceptable de celle jugée indésirable. Ce processus d’externalisation s’exerce par des pressions politiques et financières constantes dans le contexte de candidature à l’UE de la Bosnie-Herzégovine – dont le statut de candidat a été acté par le Conseil européen en décembre 2022, presque sept ans après la demande d’adhésion introduite par les autorités bosniennes [8]. (...)
Dans la ville de Bihać, les habitant·e·s assistent depuis maintenant sept ans aux stratégies répressives de refoulement de ces exilé·es hors de Croatie et à leur fixation dans le canton. C’est en 2018 que le point d’orgue a été atteint, en termes de violences de la frontière et de passages (...)
Dans le paysage idyllique se distinguent quelques indices subtils de ces profondes inégalités de mobilité. Au dernier embranchement menant au camp de Lipa, sur l’affichage touristique en bord de route, des stickers indiquent l’omniprésence de taxis et l’existence d’une « pushback map », ou « carte des refoulements frontaliers ». (...)
Dans le camp de l’UE à Lipa : à qui profite le game ?
À l’approche du camp de Lipa, un mot vient à l’esprit : lunaire. À l’éloignement de la ville s’ajoute un accès rendu difficile par une piste sinueuse de près de 3 kilomètres, enchaînement de nids de poule à travers la montagne menant à un plateau inhabité. Devant le camp, l’atmosphère désertique contraste avec l’architecture d’enceintes grillagées et le système de vidéo-surveillance surplombant. Omniprésents, les panneaux interdisant l’entrée et la prise d’image sont renforcés par les éléments de langage répétés par tous les membres de la sécurité policière, qui avertissent à chaque échange que « l’intégralité du camp est vidéo-protégé ». (...)
Je remercie les personnes exilées rencontrées sur ces routes et le long de ces cours d’eau, les personnes issues des collectifs, associations, universités et institutions avec lesquelles je me suis entretenue, ainsi que Louis Fernier, Romain Kosellek, Eva Ottavy, Elsa Putelat et Marijana Hameršak pour leurs apports précieux en amont ou au cours de cette mission de terrain.
Note sur la recherche
Cette série d’articles-portfolios est issue d’une recherche de terrain menée au printemps 2024 dans plusieurs pays d’Europe du sud-est : Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro et Albanie. L’ensemble des personnes rencontrées sur le terrain sont destinataires de cette publication. Les demandes d’information envoyées à Frontex et aux différents ministères de l’Intérieur / de la Sécurité pourront faire l’objet de mises à jour ultérieures.
Cette publication s’inscrit dans le cadre du travail mené au CNRS par l’autrice, sur différents terrains frontaliers violents – dans les Balkans, en Italie, en France et en Méditerranée centrale. (...)