Il y a un an jour pour jour, le 23 octobre 2024, survenait, au large de Calais, l’un des naufrages les plus meurtriers dans la Manche, au cours duquel trois personnes sont mortes et au moins 13 ont disparu. À Alep, dans la Syrie post-Assad, les proches de Mustafa Bakro, porté disparu depuis cette date, restent plongés dans une douloureuse attente.
La photo de Mustafa Bakro est posée en évidence tout en haut de l’armoire, principal meuble du salon de cette maison modeste du quartier populaire de Masaken Hanano, dans l’est d’Alep, au nord de la Syrie. Lamees, la jeune sœur de Mustafa âgée de 21 ans, se saisit du portrait et le dépose délicatement sur une natte ornée de motifs jaunes et noirs. Autour du portrait, assis en tailleur sur des matelas ou sur la natte, une douzaine de membres de la famille sont réunis. (...)
"Mustafa est arrivé à Calais, en France, accompagné de trois de ses amis, explique Ahmed Salibi, le mari de Lamees, c’est avec eux qu’il a tenté de traverser la Manche pour aller en Angleterre". Le jeune Syrien, âgé de 27 ans, avait quitté Alep et sa famille quelques semaines plus tôt pour rallier l’Europe. Ses proches n’étaient informés de son parcours que de manière épisodique. "Mustafa n’avait pas de téléphone quand il était à Calais, précise Ahmed, c’est Amar, un de ses amis, qui nous a contactés pour nous avertir de ce qu’il s’était passé".
Mustafa Bakro a tenté de traverser la Manche et de rejoindre le Royaume-Uni à bord d’un canot qui a fait naufrage au large de Sangatte, dans le Pas-de-Calais, le 23 octobre 2024, il y a un an. Le bilan officiel de cet incident fait état de trois personnes décédées, mais une enquête de Mediapart a révélé que le nombre de victimes avait été sous-estimé et qu’au moins 13 personnes étaient portées disparues suite à ce naufrage meurtrier. Depuis cette date, Mustafa manque à l’appel et ses proches à Alep sont plongés dans une douloureuse attente ponctuée de nombreuses incompréhensions et interrogations. (...)
La traversée
"Amar nous a appelés et nous a dit : ’Nous n’avons plus de nouvelles de Mustafa depuis le naufrage, son sac à dos est avec nous, dans lequel nous avons trouvé son passeport, une batterie externe et quelques papiers avec inscrit dessus votre contact téléphonique’", se souvient Lamees, étudiante en télécommunications à l’université d’Alep. Amar leur raconte alors ce qu’il s’est passé cette nuit-là : le rendez-vous fixé par le passeur sur une plage de la Côte d’Opale, la centaine d’exilés qui patiente dans les dunes jusqu’au petit matin, malgré les mauvaises conditions météorologiques. (...)
"Près de 70 personnes auraient embarqué sur le bateau, rapporte Ahmed, la traversée a commencé, mais la mer était tellement agitée que la personne qui conduisait l’embarcation a décidé de faire demi-tour. Quand le passeur, qui était resté sur la plage, a vu ça, il était furieux". Couteau à la main, il menace alors les passagers qui voudraient débarquer et les oblige à reprendre la traversée. Le canot reprend la direction de l’Angleterre. Il parcourt difficilement les premiers kilomètres qui le sépare du rivage avant qu’un des flotteurs n’explose, entraînant la chute de nombreux passagers. (...)
Amar et les deux autres amis de Mustafa se débattent dans les eaux glacées de la Manche pendant environ une demi-heure avant d’être secourus par les sauveteurs, qui recueillent également 45 autres rescapés et repêchent les corps de trois personnes décédées. "La dernière fois qu’Amar a vu Mustafa, c’était au moment où les passagers poussaient l’embarcation pour le mettre à l’eau, indique Ahmed, il nous a aussi dit que seules les femmes portaient des gilets de sauvetage sur le canot. Or, Mustafa ne sait pas nager".
La quête (...)
Un an après le naufrage, la famille oscille entre colère, incompréhension et tristesse. "Nous ne comprenons pas ce qui a pu se passer, la zone du naufrage est proche des côtes, normalement les autorités françaises auraient pu sauver Mustafa et tous les autres naufragés. Ou au pire, retrouver les corps" s’indigne-t-il, dépité.
"C’est un cumul de circonstances qui a poussé Mustafa à quitter la Syrie, rapporte Ahmed, la première raison, c’est la guerre bien entendu, mais Mustafa voulait aussi éviter le service militaire obligatoire qu’imposait le régime de Bachar el-Assad". "Il a toujours eu en tête qu’il devait améliorer sa propre situation financière pour ensuite pouvoir soutenir sa famille, complète de son côté Amina, la mère de Mustafa âgée de 51 ans, la situation à Alep pendant la guerre était particulièrement difficile". (...)
En 2014, la famille a été obligée de fuir et a trouvé refuge dans un premier temps chez une une tante de Lamees, dans la campagne aux alentours d’Alep. Cinq familles déplacées cohabitaient alors difficilement dans cette maison. Lamees, Amina et le reste de la famille décident d’aller s’installer dans un hangar abandonné, non loin de la ligne de front. La famille y reste plusieurs années. "Nous n’avions pas d’autres choix", déplore la jeune Syrienne.
"En 2021, Mustafa est parti en Irak, à Erbil puis à Bagdad, où il a travaillé en tant que couturier, reprend Amina, c’est quelqu’un de très travailleur, parfois, il cumulait deux emplois pour pouvoir nous aider". Mustafa reste trois ans en Irak, soutenant financièrement sa famille et mettant aussi un peu d’argent de côté, en prévision d’un possible départ vers l’Europe. Au cours de l’été 2024, il rend visite pendant quelques jours à ses proches à Alep. "Ce qu’il a vu quand il est revenu l’a choqué, les conditions de vie ici étaient toujours aussi mauvaises, déplore Amina, cela l’a incité encore plus à quitter la Syrie". (...)
"Je lui ai demandé de ne pas partir, je lui ai dit qu’il fallait qu’il reste avec nous, souffle Amina, mais c’était impossible pour lui de continuer à vivre dans ces conditions". (...)