
Dans un livre événement, l’historien Jean-Baptiste Fressoz démontre comment l’idée d’une évolution douce vers un système énergétique décarboné est « l’idéologie du capital au XXIe siècle ». Et que les changements nécessaires pour le climat requièrent de rompre avec la vision d’une évolution par phase, de l’âge des fossiles à l’ère des renouvelables.
Elle est partout. Dans les intitulés ministériels, dans les rapports des spécialistes du climat, sur les banderoles des manifestations, dans les business plans des multinationales et dans les médias : « la transition énergétique ».
Depuis une vingtaine d’années, l’expression s’est imposée dans le langage commun pour décrire les politiques de réduction de gaz à effet de serre. Elle a remplacé l’oxymore « développement durable », discrédité par son affirmation contradictoire.
Pour lutter contre le dérèglement climatique, le monde serait en train de changer d’ère : après avoir massivement dépendu des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz), les sociétés reposeraient désormais de plus en plus sur les nouvelles énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque), dans le but affiché de décarboner les économies d’ici à 2050 et d’atteindre le seuil symbolique du « zéro émission net ».
Pourtant, quand on regarde l’histoire des siècles passés, cette idée est aberrante. (...)
Entre les prémices de la révolution industrielle et aujourd’hui, aucune transition énergétique n’a jamais existé. Les ressources utilisées par les humains n’ont fait que s’ajouter les unes aux autres au fil des inventions technologiques. (...)
Acier, ciment, plastique, engrais azotés : les énergies fossiles restent présentes partout. Même dans les éoliennes et les panneaux solaires, dont les composants sortent d’usines tournant massivement au charbon. Si bien que, actuellement, l’humanité n’a jamais brûlé autant de pétrole, de gaz, de charbon et même de bois, qui fournit dans le monde deux fois plus d’énergie que la fission nucléaire. (...)
Le livre de Jean-Baptiste Fressoz fourmille d’exemples : le pétrole, souvent décrit comme protecteur des baleines en offrant une alternative à la lampe à huile, a en réalité propulsé les bateaux chassant sans vergogne les cétacés. Le « palais de cristal » de l’Exposition universelle de Londres en 1851, symbole de modernité avec sa structure de fer et de verre, contenait en fait trois fois plus de bois – d’où sa destruction dans un spectaculaire incendie en 1936.
Transition vers le nucléaire (...)
Dans l’une des parties les plus passionnantes de son livre, Fressoz retrace l’histoire de la notion de transition énergétique. Elle est forgée par un savant atomiste américain et figure de proue du mouvement néomalthusien, Harrison Brown, qui craint que le monde n’entre en grave crise par manque de ressources. En 1954, ce chimiste publie un livre, The Challenge of Man’s Future, où il veut démontrer que la raréfaction des ressources minérales pourrait conduire à une troisième guerre mondiale.
Il voit une porte de sortie : « une transition » vers le nucléaire. L’année suivante, il participe à la conférence inaugurale du programme Atoms for Peace, qui veut promouvoir le développement du nucléaire civil. Il y explique que celui-ci pourrait permettre de se protéger de l’épuisement annoncé des réserves d’énergies fossiles. Et c’est en 1967, lors d’une conférence d’intellectuels néomalthusiens, qu’il invente cette expression de « transition énergétique ». (...)
L’expression remporte un grand succès. (...)
Même s’il n’a pas été confirmé dans les faits, ce discours lance l’expression sur la scène internationale (...)
Cette vision en « phases » de l’histoire énergétique, selon laquelle l’ère du charbon céderait la place à celle du pétrole, puis du nucléaire ou des renouvelables, a le mérite de la clarté et caresse la croyance en un progrès des humains vers un état toujours meilleur. C’est aussi une façon de contrer le récit marxiste de la lutte des classes. En définitive, l’idée de transition énergétique est « une notion solide et rassurante » qui « ancre une certaine futurologie dans l’histoire, alors que ce futur n’a en réalité aucun passé », conclut l’historien.
Ce récit décapant sur les ressources matérielles de nos systèmes énergétiques est donc aussi une histoire intellectuelle. Elle débouche sur une grave question : quel type de politique peut bien sortir d’une vision aussi tronquée et biaisée de la réalité matérielle du monde ? La réponse est aujourd’hui sous nos yeux : technosolutionniste, centrée sur l’innovation, focalisée sur l’Occident et considérant le climat comme une ressource à entretenir plutôt qu’un commun à protéger au nom des plus pauvres et des plus vulnérables.
Un monde sans catastrophe, sans écocide, sans pillage du Sud global par le Nord, où tout va se régler avec le temps et l’argent nécessaires. Résultat : les industries polluantes sont « des industries vertes en devenir » et l’innovation est « notre bouée de sauvetage ». Le mal s’est réinventé en remède. Et « le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique ». (...)
Sans transition rouvre néanmoins le débat sur l’action politique face à la catastrophe climatique. Les notions aujourd’hui minorées de « décroissance », de « descente énergétique », ou vidées de leur sens comme « sobriété », apparaissent beaucoup plus réalistes pour décrire l’action à mettre en œuvre que celle de « transition ». Fressoz parle d’« auto-amputation » énergétique pour décrire ce qu’il faudrait réussir afin de se défaire des fossiles.
Un beau sujet de réflexion pour le gouvernement alors que la France organise la relance de sa filière nucléaire au nom de l’action pour le climat, tout en continuant de faire tourner une centrale à charbon – à Saint-Avold, en Moselle.