Le festival Allez Savoir, organisé chaque année par l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et la Ville de Marseille, invite le public à explorer les grands défis contemporains à travers tables rondes, projections, ateliers et spectacles, sur des thèmes variés : environnement, culture ou encore information. Le 28 septembre 2025, au Centre de la Vieille Charité, la table ronde augmentée « (Dés)informations migratoires » a réuni chercheuses et acteurs humanitaires pour décrypter les récits tronqués ou manipulés sur les migrations et leurs impacts sur les personnes exilées. Retour sur la table ronde augmentée.
Julia Van Dessel, chercheuse spécialiste de l’externalisation de la politique migratoire de l’Union européenne et des campagnes d’information visant à freiner la migration depuis l’Afrique de l’Ouest, Fanny Dujardin, chercheuse et documentariste, Virginie Baby-Collin, professeure de géographie à l’Université d’Aix Marseille et coordinatrice du réseau MIMED sur les migrations à la Maison méditerranéenne des sciences humaines d’Aix en Provence, et Romain Donda, directeur de la communication de SOS MEDITERRANEE, ont analysé comment la désinformation fragilise les personnes migrantes et criminalise les acteurs humanitaires. Cette rencontre a rappelé qu’écouter, témoigner et rétablir les faits est un enjeu à la fois humain et politique.
En Méditerranée, comme dans l’espace public, les récits circulent à toute vitesse. Ils façonnent les perceptions, construisent des peurs, et tracent des frontières invisibles entre le vrai et le faux. Virginie Baby-Collin l’a rappelé : la majorité des migrations se fait entre pays du Sud. Les Syriens, par exemple, se réfugient d’abord en Turquie, au Liban, en Jordanie ou en Irak. Pourtant, les cartes, les reportages, les discours politiques racontent une autre histoire, celle d’un afflux massif vers l’Europe. Ces représentations tronquées nourrissent l’inquiétude et visent à justifier des politiques et à effacer la complexité des parcours humains.
Julia Van Dessel a détaillé les campagnes d’information financées par l’Union européenne dans les pays d’origine des personnes. Officiellement humanitaires, elles mettent en avant les dangers de la traversée et la précarité de la vie en Europe. En réalité, elles visent surtout à dissuader les départs, en jouant sur la peur, la culpabilité et le sentiment d’impuissance. Les logos de la Commission européenne disparaissent souvent des affiches, donnant l’illusion de projets locaux. (...)
Criminaliser le secours, invisibiliser les personnes rescapées
Pour SOS MEDITERRANEE, cette désinformation est concrète et quotidienne. Chaque sauvetage est exposé au soupçon, chaque action humanitaire surveillée et remise en question. Romain Donda l’a rappelé : nous sommes accusé.es d’être une association “immigrationniste”, alors que nous ne faisons que secourir, protéger et témoigner. Et le résultat de cette désinformation est là. Le 24 août 2025, l’Ocean Viking a été pris pour cible par un patrouilleur libyen. L’équipage et les personnes rescapées n’ont pas été blessées, mais du matériel vital a été détruit. Aucun scandale international n’a suivi.
Sauver des vies n’est pas un choix, c’est une obligation. (...)
Nous ne décidons pas des ports de débarquement, nous ne choisissons pas qui monte à bord. Notre mission est aussi de témoigner des faits, protéger les personnes et rendre visibles les histoires de celles et ceux que l’on cherche à effacer. Derrière les rumeurs et les accusations, une stratégie se déploie insidieusement : affaiblir les ONG, détourner l’attention des responsabilités des États européens et légitimer la violence en mer.
Donner la parole aux personnes rescapées
Fanny Dujardin, qui vient d’achever une thèse sur le documentaire comme « écriture avec les voix des autres » a raconté ce que signifie, pour elle, écouter et co-construire des récits dans le cas spécifique des personnes en parcours migratoire. Lauréat du prix Petites ondes au festival Longueur d’Ondes 2023, son documentaire sonore Prologue pour un récit d’arrivée donne la parole à Chaka, Kaba et Moussa, trois jeunes rescapés maliens et guinéen. (...)
Selon elle, ces jeunes sont soumis à l’exigence d’un récit linéaire, misérabiliste et « vérifiable » pour faire reconnaître leur minorité, lors de la procédure d’évaluation qui conditionne leur prise en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Dans ce cadre, l’écoute de leur récit s’accompagne d’une mise en doute de leur parole, retranscrite au conditionnel dans les rapports d’évaluation. « Les tests osseux, bien que contestés par la communauté scientifique, alimentent également cette réception suspicieuse de leur histoire. In fine, la production d’un récit de vie par ces adolescent.es abouti donc fréquemment à la non-reconnaissance de leur minorité par les juges, ce qui entraine la perte de leurs droits et leur remise à la rue immédiate. » Face à la suspicion qui plane sur les récits des jeunes exilé.es, des modalités d’écriture participative (comme le fait de leur confier le micro) permettent de fabriquer des témoignages alternatifs sous la forme de « récits d’arrivée » ouverts et non plus des récits de voyage influencés par les attentes administratives des pays de destination.
Témoigner pour sauver et protéger
Chez SOS MEDITERRANEE, nous partageons cette conviction : raconter les histoires des personnes rescapées, les rendre visibles, c’est aussi protéger des vies. Témoigner, ce n’est pas seulement informer, c’est résister à la déshumanisation.
En Méditerranée centrale, la désinformation tue. Les États européens sous-traitent la gestion des frontières, ferment les yeux sur les abus, et criminalisent ceux qui interviennent pour sauver des vies.
Témoigner, c’est documenter les violations, redonner une voix aux personnes rescapées, alerter sur les défaillances des États. Chaque récit, chaque reportage, chaque photographie est un moyen de rétablir la réalité et défendre la dignité humaine.