Après une année passée en détention en métropole, le leader indépendantiste a accordé à Mediapart son premier entretien depuis son retour en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Déterminé à tourner la page de Bougival et à reprendre les discussions, Christian Tein appelle le gouvernement français à « changer de méthode de manière urgente ».
De retour en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, le président du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), Christian Tein, a enfin retrouvé ses proches, après une année passée en détention à la prison de Mulhouse-Lutterbach (Haut-Rhin). Il a aussi immédiatement repris le « travail politique » auprès de ses camarades indépendantistes. La semaine prochaine, il sera de nouveau à Paris avec une délégation qui a demandé à rencontrer Emmanuel Macron.
Dans ce premier entretien accordé à Mediapart depuis qu’il est rentré chez lui, le leader kanak réaffirme son opposition au projet de Bougival et à la consultation anticipée que le gouvernement français souhaite organiser au mois de mars. Il trace aussi des perspectives pour la suite des discussions, dans l’espoir de « fixer un calendrier de sortie vers la Kanaky ». Pour cela, « l’État français doit changer de méthode de manière urgente », insiste-t-il. (...)
C’était dur parce que, comme les autres camarades politiques et comme les prisonniers kanak qui étaient dans le même avion que nous, c’était la première fois que j’allais en métropole. Et puis, le fait de me retrouver seul dans une cellule, quasiment pendant un an… Il fallait s’adapter à ça. La chance que j’ai eue, c’est qu’il y avait un personnel pénitentiaire sympa, le directeur d’établissement a joué le jeu pour que je ne sois pas trop en décalage.
Tous ont été très aidants. Dès le départ, ils m’ont mis à l’aise, ils venaient échanger avec moi. Malgré les difficultés, ça m’a permis de mesurer qu’il y a d’autres manières de concevoir la politique judiciaire, d’autres valeurs. J’ai aussi pu avoir les visites de ma compagne, qui est venue assez rapidement à Mulhouse, ce qui m’a permis d’échanger régulièrement avec elle et de me mettre en lien avec le travail politique, pour que je ne sois pas trop déconnecté de celui-ci.
Plus d’un an après votre départ, quel regard portez-vous sur les conditions de votre transfert en France ?
C’est terriblement affligeant. Je ne pensais pas qu’au XXIe siècle, l’État français puisse encore se comporter de la sorte. Ça rappelle la période de 1853, lorsque les bagnards ont été déportés en Nouvelle-Calédonie. Malheureusement, le gouvernement français continue d’utiliser les mêmes vieilles méthodes. Notre déportation, pendant deux jours et demi, menottes aux poignets, c’était difficile. Il n’y avait aucune place pour l’humain dans cette façon de faire. (...)
À Saint-Louis, il y a encore beaucoup d’ombres sur la manière dont les forces de gendarmerie demeurent présentes, avec des dispositifs importants qui humilient les populations de la tribu depuis pratiquement les événements du 13-Mai. On ne résoudra aucun problème en laissant les habitants de Saint-Louis dans cette situation. (...)
Il faut également que la lumière soit faite sur la façon dont les trois jeunes ont été tués. Il va aussi falloir tourner la page du passé et regarder l’ensemble des dossiers judiciaires qui touchent la Nouvelle-Calédonie. Parce que pour un tout petit pays, je trouve qu’il y a beaucoup d’arrestations, beaucoup de gens avec des bracelets électroniques, et des mesures répressives disproportionnées par rapport à notre échelle…
Le Congrès de Nouvelle-Calédonie a émis lundi un avis favorable sur le projet de loi qui doit encadrer la consultation anticipée sur le processus de Bougival. Que vous inspire l’entêtement de l’État à poursuivre ce processus, malgré l’opposition du FLNKS ?
On le sait depuis longtemps, le président Macron n’avait qu’une idée en tête depuis son tout premier déplacement en Nouvelle-Calédonie : ramener le territoire dans le giron français de la République, quitte à faire dérailler le processus de l’accord de Nouméa. Avec le passage en force de monsieur Lecornu au moment du troisième référendum et le forcing de monsieur Darmanin sur le dégel du corps électoral, on a vu que le gouvernement était obsédé par cette idée. (...)
Je pense à tous nos jeunes qui sont morts, je pense à ce pays qui est abîmé. À aucun moment, je n’ai dit qu’il fallait brûler, qu’il fallait casser mon pays, j’ai trop de respect pour les gens qui l’ont construit. C’est pour ça que j’en veux un peu à l’État et aux autres.
Aujourd’hui, le gouvernement français continue d’avancer à marche forcée, en créant les conditions pour que les acteurs locaux se confrontent, alors qu’on pourrait trouver d’autres voies, d’autres manières de faire les choses. Et en même temps, ce vote du Congrès a permis de constater à quel point les lignes ont bougé depuis Bougival. Jusqu’ici, il y avait six groupes contre le FLNKS, ce qui permettait aux partis réactionnaires de dire que nous étions seuls.
Or au Congrès, il y a eu 19 votes pour, 19 abstentions et 14 votes contre. Ce qui veut dire que les 19 qui se sont abstenus [le groupe Union nationale pour l’indépendance (UNI), les élus centristes de Calédonie ensemble et l’Éveil océanien – ndlr] ne sont plus sûrs aujourd’hui que Bougival tient encore la route. D’où mon analyse de la situation : je pense que Bougival a pris beaucoup d’eau depuis sa signature [le 12 juillet – ndlr] et qu’une majorité se dégage pour trouver une alternative. (...)
Êtes-vous prêts à reprendre les discussions pour trouver cette alternative ?
Le FLNKS reste ouvert à toute discussion. Pas à n’importe quel prix non plus, mais nous sommes toujours prêts à travailler avec tout le monde et à échanger en bilatérale avec l’État, ce qui a d’ailleurs été fait à plusieurs reprises avec monsieur Valls puis avec madame Moutchou. On continue de rappeler que nous nous inscrivons dans la trajectoire de la pleine souveraineté. C’est la seule issue possible pour ramener la sérénité et la paix dans le cadre de la construction.
Des rencontres sont prévues avec les partenaires locaux afin de connaître un peu l’état d’esprit des uns et des autres, et voir si l’on peut converger vers quelque chose de durable, un statut définitif. Il faut pouvoir remettre en place de bonnes bases de discussions, afin de rassurer les gens. Pour cela, il faut commencer par sortir de Bougival. Et fixer un calendrier de sortie vers la Kanaky. Il est temps de fermer définitivement la parenthèse coloniale du pays. (...)
J’ai souhaité rappeler que le droit à la libre détermination des peuples assujettis à une domination coloniale est toujours d’actualité et inscrit dans le droit international. Il faut cesser de croire que c’est la France qui nous confère ce droit, l’État français doit respecter les engagements pris devant la communauté internationale et s’il continue à nier les droits du peuple kanak, le FLNKS prendra ses responsabilités et trouvera les voies et moyens pour les faire respecter. (...)
Lors de votre discours, vous avez aussi souligné la nécessité du « travail horizontal » et de la « responsabilité collective ». Comment composez-vous avec la stature d’homme providentiel dont vous affublent certains de vos partisans ?
J’ai du mal avec ça parce que la question du leadership n’a jamais fait partie de ma façon de faire de la politique. Le fait d’avoir rencontré beaucoup de gens avant le 13-Mai, pendant les grandes mobilisations, a sans doute créé de l’adhésion. On attend aujourd’hui beaucoup de moi et de l’équipe qui m’entoure. On est prêts à se retrousser les manches, mais c’est une démarche horizontale qui doit concerner tout le monde. (...)
Vous partagez toujours l’idée de Jean-Marie Tjibaou, qui disait dès 1975 : « Il ne faut pas oublier que les Kanak sont là, qu’ils seront toujours là, et qu’ils vous emmerderont jusqu’à l’indépendance » ?
Oui, ils vous emmerderont jusqu’à l’indépendance [sourires]. Mais pacifiquement.