
Nous publions les bonnes feuilles du dernier livre de Geneviève Azam, « Il était une fois l’A69 », dans lequel la chercheuse décortique les origines historiques du projet et appelle au « soulèvement des enclavé⋅es ».
Après la Seconde Guerre mondiale, au nom de la modernisation capitaliste, l’État a imposé un violent et destructeur remembrement des campagnes. Depuis une vingtaine d’années, c’est le désenclavement qui a pris le relais et justifie les grands projets d’artificialisation et d’appropriation des terres. L’exemple de l’autoroute A69 entre Castres et Toulouse illustre la toxicité de cet héritage modernisateur et colonial. Voici les bonnes feuilles du livre Il était une fois l’A69, par Geneviève Azam et le collectif La Voie est Libre (Cairn Éditions, 2024).
À l’heure où nous publions ces extraits, nous apprenons aussi que douze personnes appartenant à l’association La voie est Libre, à ATTAC Tarn et au GNSA (Groupe national de Surveillance des arbres) sont convoquées au commissariat de Castres ce jeudi 30 mai, avec en perspective des gardes à vue pour « complicité de destructions matérielles ». (...)
Revenir, même rapidement, sur cette histoire longue est éclairant. Après quelques tentatives après la Première Guerre mondiale, la loi qui institue vraiment le remembrement date de l’époque de Vichy, en 1941. Elle est inspirée par l’économie de guerre et la présence au gouvernement de Pétain de représentants des courants technocratiques et modernisateurs. Ils poursuivront leur œuvre en toute « neutralité » après 1945, en temps de paix, notamment dans le commissariat au Plan.
Ainsi, dans les années 1960, le remembrement s’accélère afin de supprimer les « obstacles à la mécanisation », soit des centaines de milliers de kilomètres de haies vives, des fossés, des chemins, des paysages de bocage, notamment dans le nord de la France et l’ouest. Ce fut un grand nettoyage social et écologique, au nom de la rationalité et de la productivité (...)
La voie était ouverte pour le passage des tracteurs et des machines de plus en plus puissantes et pour le sacrifice des paysans. (...)
La mesure simple et simpliste de l’enclavement, par le manque d’autoroutes et de trains à grande vitesse, est toujours gravée, trente ans après, dans les cerveaux des aménageurs de l’A69 et de leurs allié⋅es politiques. (...)
Depuis la loi Pasqua, les experts en désenclavement ont sophistiqué les critères ; ils ont mesuré, calculé, combiné les indicateurs, jusqu’à aboutir au désenclavement « durable ». (...)
La messe est dite. L’autoroute A69, à portée « universelle », n’est plus discutable, elle va devenir un projet de la République, une et indivisible. Les horloges des décideurs s’arrêtent.
Et c’est parti pour le désenclavement durable. Les territoires entrent alors dans un maillage serré. Le désenclavement ne supporte aucune aspérité, aucun arbre, aucune contestation sociale, aucune installation humaine sur son passage (...)
Désenclaver 150 000 Sud-Tarnais : une perspective coloniale (...)
Le « désenclavement » concerne aussi les personnes, les « enclavé⋅es » du Tarn-Sud. Ils et elles découvrent leur nouvel état : Je est un⋅e enclavé⋅e. Comme des milliards de personnes sont devenues, après la Seconde Guerre mondiale, des « sous-développées », soumises aux politiques de « rattrapage ». (...)
Place donc aux développeurs, armés de statistiques, d’indicateurs et de machines. Leur mission : vider le monde vivant et le replanter d’infrastructures industrielles. (...)
« La continuité universelle des flux capitalistes ne supporte aucun frein » (...)
Les missionnaires désenclaveurs, pour ouvrir les portes d’une vie globalisée et métropolisée, doivent domestiquer les milieux terrestres. Répétant le geste colonial, une colonisation de l’intérieur, c’est la terre qu’ils convoitent.
Non pas la terre habitée, cultivée et animée, menace et obstacle à l’expansion industrielle. La terre morte, simple support pour la plantation de leurs infrastructures matérielles et leurs profits. (...)
Les missionnaires désenclaveurs, pour ouvrir les portes d’une vie globalisée et métropolisée, doivent domestiquer les milieux terrestres. Répétant le geste colonial, une colonisation de l’intérieur, c’est la terre qu’ils convoitent.
Non pas la terre habitée, cultivée et animée, menace et obstacle à l’expansion industrielle. La terre morte, simple support pour la plantation de leurs infrastructures matérielles et leurs profits. (...)
Le soulèvement des « enclavé⋅es »
Mais contrairement au traumatisme du remembrement, qui a nourri une dépréciation des « paysans » au profit des entrepreneurs de l’agrobusiness, la sauvegarde des terres et de celles et ceux qui les cultivent et les soignent, la reprise de terres, devient une question politique majeure. C’est justement depuis ce traumatisme que grandissent les forces qui luttent fièrement pour empêcher que le couvercle de béton de l’A69 n’ensevelisse la vie et la mémoire.
[...]
Au lieu de se soumettre à la loi universelle autoroutière, les « enclavé⋅es » retournent le stigmate. Ce n’était pas prévu, au pire envisageait-on une fièvre passagère qui pourrait redorer la démocratie désenclaviste « inclusive et participative ». Mais non, ils et elles persistent, s’ancrent, accueillent et se diversifient. (...)