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Mediapart
Enquête « French Bukkake » : pourquoi le porno français est complice
#pornographie #femmes #feminisme #viols
Article mis en ligne le 4 juillet 2023

Mediapart révèle de nouveaux extraits de l’enquête qui vient de se terminer sur l’un des plus grands scandales du porno en France. De nombreux acteurs et producteurs auraient participé, ou couvert, les violences des deux principaux accusés. Toute une industrie est exposée.

Anthony F. – connu sous le nom de scène Anto Toto – est l’un des maillons essentiels de Jacquie et Michel, l’un des leaders de la pornographie en France, pour qui il produit de nombreux contenus. Le voilà à son tour rattrapé par l’affaire dite « French Bukkake ».

À l’origine de cette instruction ouverte en 2020, des soupçons de proxénétisme contre Pascal Ollitrault, dit Pascal OP, l’animateur du site porno confidentiel « French Bukkake ». À la fin, dix-huit mis en examen, dont une dizaine de producteurs et de « hardeurs » parmi les plus prolifiques du milieu du X en France, auxquels s’ajoutent des acteurs amateurs. (...)

Le 31 mai 2023, les gendarmes de la section de recherches de Paris ont clos leur enquête, que Mediapart a pu consulter. Après trois ans d’investigation, et l’audition de 51 victimes, dont 39 se sont constituées partie civile, l’affaire a fait tache d’huile allant bien au-delà du petit noyau qui participait au site incriminé. Des complices présumés qui exposent le secteur pornographique français tout entier.

Au cœur du dossier : une filière

Tous sont présumés innocents. Mais les enquêteurs les soupçonnent d’avoir participé, à divers degrés, à la filière de traite des êtres humains que les deux principaux accusés, Pascal OP et son associé Mathieu L., dit Mat Hadix, sont suspectés d’avoir mis en place. Ces deux producteurs pornos auraient prétendu à des jeunes femmes, par l’entremise d’un rabatteur, réaliser des films diffusés au Canada, alors qu’ils étaient en réalité destinés à des plateformes françaises, notamment Dorcel et French Bukkake. (...)

Une plaignante raconte aux enquêteurs que le hardeur Ninos Paoli – plus de dix ans de carrière et 1 000 scènes à son actif – l’a convaincue de « signer les [contrats] sans lire » en assurant que « tout était clair car il avait l’habitude de tourner avec eux ». Ce dernier savait pourtant que les vidéos seraient diffusées en France, et pas au Canada, comme il le reconnaîtra en garde à vue. Et lorsque le producteur Anto Toto prévient une victime du subterfuge, il tente au passage de l’orienter vers sa propre production. « Il m’a souhaité bon courage pour la suite car mes vidéos allaient être publiées dans les prochaines semaines », témoigne-t-elle devant les enquêteurs. (...)

Pascal OP l’assure lui-même à la juge d’instruction : « Tous les hardeurs professionnels étaient au courant, et même toutes les productions françaises. » Mais tous se seraient tus pour mettre les plaignantes en confiance. Ils auraient ensuite participé à installer un climat coercitif lors des tournages, décrits comme de véritables guets-apens par les victimes. Des scènes dans des lieux parfois isolés, avec plusieurs hommes quand elles ne s’attendaient qu’à un ou deux acteurs, à quoi s’ajoutent la crainte de n’être pas payées et l’insistance des producteurs pour qu’elles réalisent des pratiques non désirées.
Des scènes d’une grande violence

« Même si j’avais voulu partir, je me retrouve en Normandie, loin de chez moi, entourée de cinq hommes, décrit une plaignante. Je ne pouvais plus faire demi-tour. » Les acteurs incriminés, eux, prétendent ne rien voir. « Pensez-vous qu’une jeune femme puisse librement négocier sur un premier tournage pornographique, nue, entourée de plusieurs hommes ? », demande la juge à Ninos Paoli, mis en examen pour huit viols en réunion. « C’est une question que je ne me suis jamais posée », répond-il.

Sur les tournages, Pascal OP et Mat Hadix interdisent à leurs acteurs de discuter avec les femmes, sans que cela ne les empêche de tourner. « [Le consentement] c’est important pour moi. Mais je n’ai pas demandé [à la plaignante] car je n’avais pas le droit de lui parler », reconnaît devant la juge Anto Toto, mis en examen pour deux viols en réunion.

Qu’importe qu’elles aient l’air crispées, complètement absentes ou qu’elles fassent part de leur douleur. « Je disais tout le temps que j’avais mal mais personne n’a écouté. Tout le monde s’en foutait, pour eux ce qui importait c’était de faire la vidéo et voilà », décrit une plaignante, à propos d’une scène avec l’acteur Tony Caliano, mis en examen pour deux viols en réunion. (...)

Les protestations des plaignantes pendant les scènes sont mises sur le compte d’un supposé scénario mis en place par le producteur. (...)

Parfois, une jeune femme s’effondre en larmes. Elle est consolée. Mais pour mieux l’inciter à continuer, comme l’aurait fait Anto Toto, lors d’un rapport avec une plaignante de 20 ans, sans expérience de la pornographie, et dont le souhait de ne pas pratiquer de sodomie n’aurait là encore pas été respecté. « Seul le Marseillais m’a réconfortée, témoigne-t-elle. Il m’a dit : “On voit bien que tu n’aimes pas ça, ne t’inquiète pas, c’est bientôt fini.” » À la juge, qui s’étonne que le tournage ait continué malgré ses pleurs, l’accusé répond : « Si j’avais arrêté le tournage, j’aurais été black-listé de partout. » Et d’ajouter : « Elle m’a dit : “S’il ne reste que dix minutes, ça va, on continue.” » Ce qui fait dire à son avocat, sollicité par Mediapart, que les plaignantes « ne font pas part que [s]on client n’ait pas respecté leur consentement. Elles le décrivent comme précautionneux ».
De l’alcool et de la drogue pour les plaignantes (...)

Toujours plus sordide, des plaignantes pensent avoir été droguées à leur insu, faisant état de black-out pendant les scènes, bien qu’elles déclarent n’avoir pas consommé d’alcool ou de stupéfiants.

Les violences ne se seraient pas arrêtées en même temps que leurs scènes pour Pascal OP et Mat Hadix. Après les avoir utilisées pour leurs propres films, ces derniers les emmènent chez d’autres producteurs pornos. (...)

Ni Mat Hadix ni l’intéressé n’auraient avisé la victime de la brutalité des scènes qu’elle allait tourner – notamment des gifles, crachats, étranglements et « gorges profondes ». Ce que contestent les avocats de Célian V., joints par Mediapart : « Il était totalement transparent sur les pratiques effectuées. » Le stratagème ne fait pourtant pas de doutes pour les gendarmes. « Il est évident que [la plaignante] n’avait pas connaissance, avant que le tournage ne commence, des positions et des pratiques sexuelles qui allaient lui être réalisées par Célian V. », concluent-ils dans le PV d’analyse des rushs d’une vidéo.
Un stratagème qui aurait profité à plusieurs producteurs

Filmer une actrice qui réalise un pratique contre sa volonté semble même apporter une plus-value pour le producteur. (...)

Protégés par la caméra ?

Pour ces producteurs, la caméra semble être un alibi pour imposer des rapports sexuels, en toute légalité apparente. Lors des tournages d’Oliver Sweet – mis en examen pour trois viols en réunion et proche collaborateur de Mat Hadix –, les plaignantes auraient découvert devoir lui prodiguer une fellation pour une scène filmée par ses soins. Le rapport serait prétendument compris dans le « package » qu’elles ont initialement accepté, 500 euros contre deux vidéos. Craignant de n’être pas payées pour leurs autres scènes, elles cèdent. L’une d’elles racontera avoir involontairement mordu son pénis à cause de la pression qu’il exerce sur sa tête, ce qui mettra fin à l’acte.

Ce vétéran de Jacquie et Michel l’aurait ensuite incitée à réaliser une scène non prévue, sa quatrième scène de la journée, avec cinq hommes. « Il m’a dit que si je ne [la] faisais pas, il ne me rémunérerait pas car les scènes d’avant étaient trop soft », déclare-t-elle à la juge d’instruction. Épuisée et prise de douleurs au niveau du vagin, elle se serait mise à pleurer et aurait demandé à arrêter le tournage. « Il n’était pas trop d’accord, car il fallait la scène finale », poursuit-elle. Le producteur ne met un terme au tournage qu’après avoir demandé à ses cinq acteurs de lui éjaculer dessus. (...)

Paradoxalement, filmer les violences qui leur sont aujourd’hui reprochées apparaît comme un moyen de se protéger pour les producteurs et les acteurs incriminés. « Aucune image de la vidéo ne montre la plaignante manifestant un refus ou en détresse, plaide l’avocat d’Oliver Sweet. Au contraire, les rires et les propos finaux de la scène laissent penser à un tournage sans aucune difficulté. » Devant la juge, une plaignante, passée par les tournages de Mat Hadix, Pascal OP et Rick Angel, a livré une autre version : « Il ne fallait pas pleurer, sourire, sinon il fallait recommencer. » « On se tait, on acquiesce et on leur donne satisfaction », confirme une autre. (...)

Les contrats de cession de droit à l’image et la rémunération contribuent également à mettre les plaignantes sous pression. « Ce sont des viols déguisés, sous prétexte de vidéos, admet un acteur amateur de Pascal OP devant la juge. Les vidéos donnent toutes les libertés aux acteurs et producteurs. Ça leur permet de ne pas demander le consentement. La vidéo excuserait les écarts illégaux. »

Les mises en examen ordonnées par la juge d’instruction se sont restreintes aux suspects pouvant avoir eu connaissance du stratagème de Pascal OP et Mat Hadix, et ayant tourné avec leurs victimes. Mais la centaine de témoignages et les nombreuses données téléphoniques collectées par les enquêteurs pourraient constituer autant d’indices graves et concordants permettant d’ouvrir de nouvelles informations judiciaires, à l’égard d’autres professionnels du secteur.

Une deuxième procédure, cette fois liée à Jacquie et Michel, est déjà ouverte. Depuis le 18 juin 2022, le fondateur du site, Michel Piron, est mis en examen pour « complicité de viol » et « traite d’êtres humains en bande organisée », tout comme deux réalisateurs pour la plateforme, et un acteur. L’enquête suit toujours son cours.