
Basta ! : Le premier mythe que votre ouvrage Silence dans les champs entreprend de démonter est celui d’un modèle agricole pensé pour nourrir la France. Est-ce faux ?
Nicolas Legendre : Prétendre que l’on a fait cette révolution agricole et agro-industrielle pour nourrir la France, c’est au minimum inexact. Le productivisme agricole a été mis sur orbite en France à partir de la fin des années 1950. Or, le dernier ticket de rationnement, c’est 1949. Et on a déjà dans les années 1950 des crises de surproduction ponctuelles, dans le secteur laitier notamment. À cette époque, la France est donc déjà nourrie, sans être pour autant autosuffisante.
Il y avait d’autres raisons au lancement de cette révolution, à savoir la mise en place d’un nouveau système économique avec une multiplicité d’acteurs débordant d’énergie. Je pense notamment aux patrons bretons et à certains éleveurs, qui ne veulent pas nécessairement « nourrir le pays », mais plutôt s’extraire de leur situation et créer de l’activité pour amasser des richesses. Cela ne fait pas d’eux de grands méchants qu’il faut conspuer. Mais le dire permet de mieux comprendre ce qui s’est joué à cette époque-là.
À cela s’ajoute un très fort exode rural : toute une partie de la population française qui était jusqu’à présent autosuffisante, voire autarcique, se retrouve à devoir acheter sa nourriture, sans pouvoir la payer très cher. Car c’est également le début des trente glorieuses et il faut libérer du revenu pour pouvoir acquérir divers biens de consommation, des voitures par exemple. (...)
En Bretagne, « le productivisme est une religion dont on ne dit jamais le nom », écrivez-vous. L’agriculture industrielle devient la norme. À tel point qu’on la nomme aujourd’hui « agriculture conventionnelle ». C’est pourtant une révolution majeure, à tous niveaux : agronomique, sociologique et économique…
Personne n’a jamais dit à nos grands-parents en Bretagne « vous allez devenir des agriculteurs productivistes ». Le terme de progrès en revanche a été largement convoqué. C’est un terme qui n’engage à rien. Qui peut être contre le progrès ? Surtout qu’à cette époque, il n’est pas encore question de remettre en cause ce qui est délétère dans ce progrès.
La « révolution productiviste » des années 1960 est l’aboutissement autant que le début de quelque chose. (...)
On entend souvent que cette révolution agricole a permis de sortir les Bretons de la misère. A-t-on affaire là aussi à un mythe ?
Les choses sont plus complexes. Il y avait certes de la pauvreté en Bretagne dans les années 1960, mais il y avait aussi de l’autosuffisance. Les difficultés de la région étaient très conjoncturelles. Dans les années 1920, la main-d’œuvre masculine avait été décimée par la Première Guerre mondiale, et les prémices de l’exode rural faisaient qu’on avait moins de bras.
Le travail était alors hyper difficile, les enfants étaient mis à contribution, les femmes pilotaient le navire. Là-dessus survient la Seconde Guerre mondiale. A posteriori, on a dit qu’il régnait une misère noire en Bretagne à ce moment-là, comme si elle était essentielle et venait du fin fond de notre sol. (...)
Il est indéniable que ce modèle crée de l’activité économique. On a une région qui est faiblement industrialisée au sortir de la guerre et qui était de ce point de vue « en retard ». L’arrivée de l’agro-industrie, c’est finalement l’entrée de la Bretagne dans la modernité industrielle.
Les infrastructures se mettent en place, avec notamment l’aménagement de routes et de ports en eaux profondes qui permettent d’importer des engrais et du soja. Les hangars poussent, des camions commencent à sillonner la région. On se met à produire, vendre et transporter des choses dont on n’a pas nécessairement besoin, tout du moins pas dans de telles proportions (engrais et pesticides de synthèse par exemple), mais peu importe, semble-t-il : ce qui compte, c’est le flux. (...)
Les gens sentent au fond d’eux qu’il s’est passé quelque chose d’extrêmement violent avec cette révolution agricole. Ce qui incarne ça le plus clairement à leurs yeux, c’est le remembrement, car ils sont en mesure de le voir : c’est le vieux châtaignier magnifique qu’on a foutu en l’air sans qu’ils comprennent pourquoi ou une allée de chênes qui bordaient le chemin creux de leur enfance qui a disparu en quelques jours.
Les anciens sont souvent très émus quand ils parlent de cela. Ils ressentent et arrivent à formaliser ce changement brutal. Mais à l’époque, personne ne leur a dit clairement que leurs repères mentaux et physiques allaient être totalement bouleversés. Et surtout, personne ne leur a dit à quoi cela allait ressembler après. (...)
Tout cela s’est fait dans un grand silence. Le silence dans les champs, il commence là. Dans le même temps, les paysages mentaux sont bouleversés : il y a moins d’entraide, la concurrence est exacerbée pour le foncier, car dans ce modèle des paysans doivent disparaître. Il y a aussi de la concurrence côté production avec des classements qui sont faits dans les laiteries. (...)
La Bretagne, sans le dire, a noué un pacte un peu faustien avec cette activité agricole, qui pourrait se résumer ainsi : « on va prendre cher, mais c’est pour notre bien ». Tout cela avec beaucoup de dénis, encore aujourd’hui. Cela peut expliquer pourquoi on a des acteurs et élus locaux ou d’autres qui sont gravement impactés, mais qui se taisent. Ou s’ils s’expriment, c’est doucement. C’est plus compliqué pour les élus locaux : ils ont un pied dans le tourisme et un autre dans l’agro-industrie. Et puis l’agriculteur, c’est le frère, c’est le voisin, c’est le cousin … (...)