
Quelle place pour les hommes dans la lutte féministe ? Comment changer, concrètement, et se détacher des schémas patriarcaux dans le couple et dans sa vie ? Dans un ouvrage destiné aux autres hommes, Quentin Delval esquisse des solutions. Entretien.
Le titre de son livre a le don d’intriguer. Dans Comment devenir moins con en dix étapes, paru en 2023, Quentin Delval se demande comment faire pour, concrètement, devenir un homme meilleur malgré un système patriarcal dominant. Ancien formateur en milieu carcéral, chercheur et employé au sein de structures promouvant la diversité et l’inclusion, il a également été père au foyer. Son essai prend à bras le corps la question de la place des hommes dans la lutte féministe, et a le mérite de proposer des solutions concrètes, quotidiennes, et à hauteur d’individu. (...)
Quentin Delval : Je m’adresse à des hommes dont le plus petit dénominateur commun est de se penser en accord avec les valeurs et les objectifs des luttes féministes, sans forcément savoir comment se mettre en mouvement ou surmonter certains obstacles. Des hommes qui vivent leur masculinité mais sont prêts à l’adapter, à la transformer, au vu des enjeux actuels. Je n’essaye donc pas de parler à des gens qui n’en auraient rien à faire. (...)
Mon parcours, ma prise de conscience, sont un point de départ mais pas une recette. (...)
Qu’a-t-on en commun quand on grandit homme ?
Les différentes masculinités sont autant de façons de mettre en pratique notre loyauté à des normes sociales communes. Vouloir être fort, par exemple, peut prendre plein de formes différentes : cela peut signifier paraître musclé, ou être performant au travail, ou faire preuve d’impassibilité face à nos émotions, ne pas demander d’aide, décider soi-même ce qui est bon pour les autres, etc. Comment remettre cette loyauté en question si on n’a pas les outils pour en comprendre les effets sur la vie des autres, en particulier des femmes ?
Dans les ateliers que j’anime, je parle par exemple du concept d’esquive : en tant qu’homme, on décrète de façon unilatérale ce qui nous intéresse ou pas, ce qui mérite nos efforts ou pas, et on reporte ce qu’on ne prend pas en compte sur les femmes ou sur les minorités qui nous entourent. Par exemple, porter son enfant dans un porte-bébé pendant une balade peut être perçu comme un comportement codé comme trop « féminin » par nos normes masculines. On va donc l’esquiver, sans forcément savoir pourquoi. Et, dans un couple hétéro, ce sera la femme qui portera l’enfant. (...)
Pendant que j’écrivais ce livre, il y a eu l’affaire Adrien Quatennens. Le député insoumis avait admis avoir giflé sa compagne lors d’une dispute. Dans le débat public qui a suivi, certains hommes disaient : « Mais enfin, il a avoué, il est honnête, on demande aux hommes de ne pas masquer les choses, mais lui se fait punir pour cela, davantage que les salauds qui mentent... » D’autres disaient « une gifle, ce n’est pas si grave ». Tout cela a créé une sorte de chaos autour de ce qu’est la violence infligée aux femmes, la place des hommes et la place des victimes.
Au-delà de la banalisation de ce qu’est une violence, c’est comme s’il y avait, dans le cadre du couple hétérosexuel, une sorte de clause implicite qui dirait : « Les femmes doivent accepter la probabilité, aussi infime soit-elle, qu’à un moment donné de leur parcours relationnel, la violence survienne, et que cela n’aura pas de grosses conséquences pour l’auteur. » Même si la probabilité que je mette une gifle à ma compagne est minime, elle devrait donc vivre avec cette éventualité. Et l’accepter. C’est le climat que révèle cette affaire : « Pourquoi en faire une montagne ? Il a avoué, faute avouée à moitié pardonnée... » (...)
Si je ne rencontre pas de résistance ou si une partenaire dit « oui », le dit-elle vraiment parce qu’elle est d’accord ou parce que j’ai un comportement qui pourrait lui faire peur ? A-t-elle peur qu’une violence se déclenche, et consentit à mes demandes pour éviter cette probabilité et non parce qu’elle le désire ?
Je suis donc concerné, dans le sens où la violence que d’autres hommes ont pu lui infliger, ou qu’elle a observée sur d’autres femmes, chez des connaissances ou dans les médias, créée un climat d’incertitude, voire de peur. (...)
La femme passe pour celle qui brise sa carrière, celle qui « fout la merde ». Comme de nombreux hommes ont l’air de considérer que ce n’est pas grave, elle comprend qu’une forme de violence peut advenir, même si ce n’est « qu’une gifle » et pas forcément un meurtre. C’est l’idée que « ça peut arriver ». (...)
Dans le livre, j’ai seulement couché sur papier ce que des femmes me disaient depuis des années. C’est la base de ce que je raconte, j’ai juste essayé d’écouter ou de me souvenir. Récemment, avec ma compagne, on écoutait un podcast qui traitait des statistiques sur le profil des auteurs de violences ou de féminicides. Elle me dit : « En vivant avec toi, parce que tu es un homme, tu es statistiquement la source la plus probable qu’il m’arrive quelque chose de grave dans la vie. » C’est elle qui me le dit, ce n’est pas moi qui en ai pris conscience tout seul. Elle ne me le disait pas méchamment, elle disait juste « réalisons cela ». Ce genre de moment créée une sorte de vertige. (...)
Remettre en cause ses privilèges, être plus disponible, faire plus de choses pour le foyer, oui, c’est plus fatigant. On peut avoir l’impression d’être enfermé dans une série d’impératifs altruistes. Le pendant de la fin des privilèges, ce n’est pas l’absence de plaisir ou de disponibilité en dehors de l’espace domestique, mais de gagner en responsabilité : peut-être que je ferai mal certaines choses, peut-être que je ne vais pas tout pouvoir faire non plus, parce que j’ai mes limites, mais au moins je peux nommer ces obstacles, je peux en parler et identifier des solutions. Et ne plus être dans des schémas qui se répètent. (...)
Sur le plan professionnel, cela peut être compliqué si on évolue dans un environnement très macho. S’interposer à la moindre blague sexiste, ça peut être ostracisant. Donc oui, je pense que, dans une société où il y a peu d’encouragement à cette prise de conscience, et peu de récompense – outre ce qu’on peut vivre soi-même en termes de cohérence avec ses valeurs –, on n’est pas dans un contexte favorable. (...)
En tant qu’homme hétéro, on ne pense pas initialement qu’on a un genre, tout comme quand on est blanc, on ne pense pas qu’on a une couleur. On se pense comme l’être par défaut, la norme. Les savoirs queers nous aident d’abord à comprendre cela : on ne se voit plus comme la personne « par défaut », on réalise que nos comportements – que l’on pensait individuels et spontanés – se conforment à un régime de genre. Le genre est une façon d’exercer un pouvoir, de se positionner dans le monde qui nous entoure.
Louise Morel pose notamment la question des scripts sexuels. Je trouve cela très intéressant parce que l’intimité est par essence un domaine dont on pense qu’elle relève de l’unique, qui nous est strictement personnel, loin des regards. Et en fait, non. On se rend compte qu’il y a des scripts, qu’on fait tous la même chose et que ce n’est pas si personnel que cela. Personne n’est venu me dire comment être dans mon intimité, pourtant je m’y comporte de façon stéréotypée. Réaliser cela, comprendre qu’il peut en être autrement, est donc une forme d’ouverture.
Les savoirs queers pensent cet autrement. Ils montrent qu’il y a un espace de liberté, qu’il n’y a pas de fatalité ou de réponse unique à ce qu’est une famille, la reproduction, la sexualité, une expression de genre… Quand on prend le temps de les lire, tout cela est très bien expliqué, et ce n’est pas du tout en opposition à une forme d’hétérosexualité dont il faudrait se détacher parce que c’est mal. Au contraire, cela nous redonne prise. (...)
Il y a évidemment la question de la diversité de genre et de sexe, il y a aussi celle des personnes en situation de handicap, des personnes migrantes. Bien des catégories sont menacées par ces mouvements d’extrême droite. Pour beaucoup d’hommes blancs valides de mon âge, ou plus âgés, c’est comme s’il existait des bulles de populations, fixes et déterminées : la bulle des handicapés, la bulle des LGBT, etc. En fait, n’importe qui, dans son parcours de vie, peut se retrouver concerné.
Sur la question du genre, bien sûr que cela nous concerne en tant que parent : comment vont vivre nos enfants, en particulier les filles, si les violences sexuelles sont banalisées – je n’ai pas non plus envie que mes garçons soient auteurs de violence. On ne vit pas en vase clos, on est connectés à ces sujets par notre famille, nos amis, nos collègues. Donc la solidarité et le soutien sur ces questions de diversité, d’égalité, d’inclusion, jouent un rôle dans ce qu’on souhaite pour notre famille. Partout où la précarité progresse, où la solidarité diminue, le degré de violence générale augmente. (...)
L’une des premières choses que Trump a faites a été de bannir les athlètes trans des compétitions sportives. Cela représente une infime part des athlètes, donc on ne peut pas dire que la question trans déstabilise le monde du sport. C’est simplement utiliser cette population-là pour réaffirmer une domination basée sur le genre, pour que la masculinité reste hégémonique.
Cette masculinité dominante, tant qu’elle possèdera du pouvoir, elle en voudra plus. (...)
Le patriarcat est très ordonné, et permet de faire appel, à coups de déclarations faciles, à des valeurs soi-disant ancestrales déjà présentes dans toutes les têtes. Ce sont dans ces espaces symboliques – l’égalité, la diversité, l’inclusion – où se mène cette bataille, qu’il faut réussir à produire des nuances et un contre-discours.
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– (Editions Hors d’atteinte)
Comment devenir moins con en dix étapes
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Loin d’un traité sur la masculinité ou la nécessité de ne pas être viril, d’une leçon de morale culpabilisante ou d’une nouvelle théorie promettant de révolutionner les relations femmes-hommes, ce livre parle de situations concrètes et quotidiennes que nous traversons tous et propose des solutions ambitieuses et réalistes.
par Quentin Delval