
Avocat de la Palestine, spécialiste du génocide, l’écrivain franco-britannique Philippe Sands décrypte ce que peut le droit face à l’agonie de Gaza, ainsi que l’avis historique de la Cour internationale de justice exigeant d’Israël la fin de l’occupation.
uidéGuidé par le droit des peuples à l’autodétermination et à la décolonisation, Philippe Sands a défendu les habitant·es de l’archipel des Chagos expulsé·es de force par les Britanniques. Un combat victorieux de quinze ans qui a conduit l’Autorité palestinienne à faire appel à cet avocat franco-britannique – de tous les grands procès, de l’ex-Yougoslavie au Rwanda, en passant par l’Ukraine – pour plaider l’illégalité de l’occupation israélienne devant la Cour internationale de justice (CIJ), plus haute juridiction des Nations unies.
Alors que depuis dix mois, la bande de Gaza est annihilée par les bombes israéliennes, Mediapart fait le point sur ce que peut ou pas le droit international avec l’avocat, un des plus sollicités à travers le monde par les victimes de crime contre l’humanité et de génocide, qui est aussi un écrivain à succès. (...)
Mediapart : Comment qualifiez-vous les crimes d’Israël à Gaza depuis dix mois ?
Philippe Sands : Les règles du droit sont bafouées. Un État ne peut pas ne pas réagir à des attaques comme celles du 7 octobre. Mais cela ne signifie pas qu’il a le droit de tuer des dizaines de milliers de civils, d’enfants, de femmes. Tout individu, tout groupe, de surcroît les civils, doit être protégé par le droit, qu’il soit israélien ou palestinien.
Si l’Afrique du Sud vous avait demandé de porter plainte pour génocide contre Israël devant la Cour internationale de justice, auriez-vous accepté ?
On ne me l’a pas demandé mais j’aurais répondu : « C’est très difficile de prouver le génocide en droit international, faites attention. » J’ai été l’avocat de la Croatie entre 2000 et 2015. Après quinze ans de bataille juridique, la Cour internationale de justice, dans sa sagesse ou non, a statué qu’il n’y avait pas de génocide à Vukovar [première ville de l’ancienne Yougoslavie à subir un nettoyage ethnique en 1991, quatre ans avant le massacre de Srebrenica et huit ans avant la guerre au Kosovo – ndlr].
Ce fut déprimant. Les Croates étaient furieux, désemparés que la justice reconnaisse le génocide des Bosniaques à Srebrenica mais pas celui qu’ils avaient subi. (...)
Il n’y aura pas de décision sur le génocide dans l’affaire Afrique du Sud contre Israël avant au moins six ou sept ans. Et le risque existe que la CIJ estime qu’il n’y a pas génocide, comme l’affaire Croatie contre Serbie. Ce serait très décevant pour les personnes impliquées dans un cas quelconque.
Mais les massacres de milliers de civils, les destructions totales, la famine intentionnelle, les déclarations génocidaires… ne constituent-ils pas les signes d’un génocide ? Lundi 5 août, Bezalel Smotrich, ministre des finances d’extrême droite, a affirmé que le blocage de l’aide humanitaire vers la bande de Gaza était « justifié et moral jusqu’à ce que [les] otages [leur] soient rendus », même si cela pouvait entraîner la mort de 2 millions de civils par la faim…
Les mots ne suffisent pas pour prouver le génocide. Ce ne sont pas les seuls dirigeants dans le monde qui s’expriment en des termes pouvant être interprétés comme des rhétoriques génocidaires. Il y a une distinction entre les mots et les actions.
La Cour se prononcera sûrement là-dessus mais il n’empêche qu’il faut prouver l’intention de détruire un groupe. Les gens oublient que le tribunal de Nuremberg, qui a jugé les criminels nazis, a refusé d’utiliser le terme de génocide dans son jugement. Pour Raphael Lemkin, juriste polonais à l’origine du concept de génocide, ce fut une catastrophe. (...)
Dans la pratique de la CIJ, pour prouver l’intention de génocide, il faut prouver qu’elle est la seule. Si elle est accompagnée par une autre intention, par exemple l’autodéfense, le génocide est encore plus difficile à prouver. Je ne dis pas que c’est impossible mais mon expérience devant la CIJ m’a appris que prouver un génocide attribuable à un État est extrêmement complexe. (...)
En revanche, il aurait dû peut-être procéder en secret. Il n’avait pas besoin de faire cela en public. Tout comme pour Poutine. Le backlash [retour de bâton – ndlr] fut immédiat. Il y a vingt ans, toutes les accusations contre Milošević et d’autres ont été portées en secret. Ce fut efficace.
Vous êtes très critique de la CPI, dont vous avez participé à écrire le préambule…
C’était à Rome, en 1998. J’avais 37 ans, je travaillais alors pour les petits pays du Pacifique quand j’ai été sollicité. On a écrit cela en quelques jours. On supposait qu’ils allaient changer nos formules mais ils n’ont rien touché. On a notamment mis « qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». Et c’est la première fois en droit international que ces mots étaient posés.
Je reproche à la CPI d’avoir refusé d’enquêter sur les allégations de crimes commis par l’armée américaine et la CIA en Afghanistan, ou encore les allégations de torture commise par les Britanniques en Irak. Jusqu’à peu, les personnes inculpées par la CPI étaient noires. Mais elles n’ont pas le monopole des crimes internationaux !
Vous voulez dire qu’il y aurait là un biais raciste ?
C’est surtout de la realpolitik, on ne mange pas la main qui vous nourrit. C’est pour cela sans doute aussi, en plus des pressions, que Khan agit en public. Il doit démontrer que la justice internationale peut se retourner, pour la première fois, contre ceux qui l’ont créée en 1945 (...) (...)
La CIJ a rendu une décision historique le 19 juillet : Israël doit cesser toute activité de colonisation en territoire palestinien et restituer à ses habitant·es leurs terres et biens confisqués depuis 1967. Comment en êtes-vous venu à défendre la Palestine dans ce dossier ?
C’est l’Autorité palestinienne qui m’a sollicité. Elle voulait la même équipe que celle qui a obtenu devant la CIJ la reconnaissance de l’illégalité de l’administration britannique de l’archipel des Chagos, dans l’océan Indien, dont la souveraineté relève de l’île Maurice [et dont les habitant·es, pour la plupart descendant·es d’esclaves originaires de Madagascar et du Mozambique et de travailleurs venus de l’Inde, ont été déplacé·es de force entre 1967 et 1973 – ndlr]. Un avis pivot sur le droit des peuples à l’autodétermination et à la décolonisation (...)
Dans l’affaire Chagos, depuis deux ans, des négociations entre l’île Maurice et le Royaume-Uni sur la restitution de l’archipel, le retour des exilé·es, ont lieu, à la suite de cette décision de la CIJ. Je ne dis pas que dans le cas d’Israël et de la Palestine, l’avis consultatif va immédiatement déclencher une négociation, mais il crée les paramètres pour une solution négociée.
L’avis est clair : l’occupation israélienne est illégale à 100 %, même sous couvert de raisons de sécurité nationale. Tout le monde doit partir. Ce n’est pas parce qu’il est consultatif qu’il n’est pas contraignant, y compris pour les parties tiers, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis. (...)
« Concernant le conflit israélo-palestinien, je suis optimiste, mais à très long terme. » (...)
Vous parvenez par une plume alerte à rendre accessible la complexité du droit international et à bâtir des ouvrages à succès qui élargissent encore le public, en devenant des BD (« Retour à Lemberg »), des podcasts (« La Dernière Colonie », « La Filière », etc.).
Cela a commencé lorsque je suis rentré dans le monde très littéraire de ma belle-famille. Le grand-père de ma femme est Jacques Schiffrin, fondateur de La Pléiade. On me disait que mes histoires de droit étaient passionnantes, qu’il fallait les écrire pour le grand public, pas seulement pour les universitaires. (...)
Et pessimiste à court terme ?
Je pense que là, on vit un moment très difficile, que cela va empirer.
Juif et avocat de la Palestine, est-ce une position difficilement soutenable en Israël ?
Ils ne peuvent pas m’accuser d’antisémitisme ! Il suffit de lire tous mes écrits. Je suis juif et heureux d’être juif. Je suis un barrister (avocat plaidant), indépendant. Je ne vais pas ne pas plaider contre l’Angleterre parce que je suis britannique, contre la France parce que je suis français, contre Israël parce que je suis juif, contre un pays arabe parce que j’ai des amis arabes. (...)
Les seuls à m’avoir critiqué, ce ne sont pas les Israéliens ou les Anglais, ce sont les Français lorsque j’ai défendu les États du Pacifique victimes des essais nucléaires français en Polynésie, en 1995. Ceux qui étaient proches du Quai d’Orsay m’ont fait savoir qu’on ne plaidait pas contre les intérêts de son propre pays ! Cela va contre mon esprit d’indépendance. (...)
Mais on doit aussi parler de l’antisémitisme. Il se manifeste également dans la haine à l’égard d’Israël, une façon d’attaquer les juifs. Je ressens en France des choses que je ne ressens pas en Angleterre à l’encontre des juifs mais aussi des musulmans. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’antisémitisme ou d’islamophobie au Royaume-Uni. Il suffit de voir ce qu’il passe en ce moment depuis la tragédie de Southport. Mais en France, je suis frappé par l’ampleur. (...)
Vous avez refusé de représenter Augusto Pinochet, Saddam Hussein, mais vous avez conseillé Bachar al-Assad en 2007.
Oui, mais c’était avant les atrocités, dans un moment d’espoir de changement. Je ne le referais pas aujourd’hui. Je précise que je n’étais pas son avocat, j’ai seulement conseillé son pays sur un point précis de droit. (...)
Y a-t-il un dossier qui vous a le plus marqué ?
L’affaire Pinochet, parce qu’après lui avoir dit non, j’ai conseillé le camp adverse, l’ONG Human Rights Watch, et la Belgique. Je suis fier de ce qu’on a fait. Je suis fier aussi des avis consultatifs historiques sur les îles Chagos et aussi la Palestine. (...)