
Depuis l’investiture du président des États-Unis, des avions militaires ont rapatrié brutalement en Inde des migrants en situation irrégulière. Mediapart a rencontré ces déboutés du « rêve américain », accueillis avec peu d’égards par le premier ministre Narendra Modi.
(...) Ces expulsions sont délibérément humiliantes : sans concertation avec les consulats indiens, les migrant·es voyagent enchaîné·es comme des criminel·les pendant plus de vingt-quatre heures, sans même être informé·es de leur expulsion. (...)
Devant ce traitement dégradant, de la part d’un pays considéré comme ami, l’opposition indienne s’indigne. Symboliquement menotté·es, plusieurs député·es ont manifesté devant le Parlement, à New Delhi. « L’administration Trump a le droit d’expulser des migrants, mais la façon dont elle le fait est inacceptable », condamne Kuldeep Singh Dhaliwal depuis Amritsar. Il est ministre des Indiens à l’étranger pour le Pendjab. « Les lois des États-Unis s’appliquent à l’intérieur de leurs frontières. Lorsqu’ils entrent en Inde, ils doivent respecter nos lois et la dignité humaine fondamentale. »
20 000 expulsions prévues
Ce sont 448 Indien·nes qui ont été expulsé·es des États-Unis depuis le 5 février. Une goutte d’eau parmi les 20 000 à expulser, chiffre sur lequel Narendra Modi et Donald Trump sont tombés d’accord lors de leur dernière rencontre à Washington, le 14 février. Le premier ministre indien entend conserver l’amitié développée avec le milliardaire durant son premier mandat.
Sur les expulsions, Modi donne même des gages et promet de lutter contre l’émigration à la source. La police a annoncé avoir mené, ces dernières semaines, plus de 1 200 descentes contre des passeurs soupçonnés de trafic d’être humains.
Cette agitation n’a en revanche aucun effet sur les causes de l’exil. (...)
« J’ai passé les concours de la fonction publique mais il y a énormément de candidats et trop peu d’admis, raconte Jasnoor. J’ai ensuite demandé un visa étudiant pour le Canada et le Royaume-Uni, les deux ont été refusés. Des amis m’ont finalement donné le numéro d’un passeur. Le 14 juin, j’ai pris un avion pour le Ghana. »
Les étudiant·es ne sont pas les seul·es à partir. Daler Singh a attendu 37 ans avant de se risquer sur les routes illégales. « Auparavant, j’avais travaillé comme chauffeur de bus à Dubaï et en Arabie saoudite. Je gagnais ma vie mais les pays du Golfe n’offraient pas de visa de résident permanent. » Comme Jasnoor, il a dépensé plus de 50 000 euros pour rejoindre les États-Unis. « Plusieurs amis avaient réussi aux États-Unis. Des agents m’ont envoyé au Brésil où mon visa a été refusé. À ce moment-là, j’avais déjà engagé mes économies, hypothéqué mes terres. Je n’avais que deux options : renoncer et perdre tout mon argent, ou suivre les passeurs. » (...)
De moins en moins de visas
Dès l’indépendance de l’Inde, en 1947, des Pendjabis, aux côtés notamment des Gujaratis, se sont installé·es légalement au Royaume-Uni, aux États-Unis, puis au Canada. À partir des années 2000, « cette migration se fait massive alors que la libéralisation de l’économie détruit les industries et l’agriculture, explique Anjali Mehra, chercheuse à l’université Guru-Nanak-Dev d’Amritsar. Dans le même temps, ceux qui reviennent au pays dépensent sans compter dans des mariages fastueux. Partir pour les États-Unis et l’Europe devient un symbole social. Imaginez que les politiques vantaient il y a peu l’ouverture de centres d’émigration au Pendjab ! »
Sur les murs d’Amritsar, on trouve partout des publicités pour des agences spécialisées dans l’expatriation. Sauf que partir n’est plus si simple. (...)
Trente-cinq millions d’Indien·nes vivent aujourd’hui à l’étranger. Les États-Unis abritent la diaspora la plus importante. Certain·es, naturalisé·es depuis, occupent les plus hauts postes de la Silicon Valley, comme Sundar Pichai, PDG de Google, ou Satya Nadella, patron de Microsoft. De quoi créer une légende, celle des meilleur·es immigré·es du monde, entretenue par le gouvernement indien. Si bien que le tarissement des voies légales ne décourage pas les candidat·es au « rêve américain ». Quitte à prendre tous les risques. (...)
Les migrants expulsés que nous avons rencontrés ont appris l’élection de Donald Trump alors qu’ils arpentaient déjà les routes de l’Amérique du Sud depuis plusieurs mois. (...)
« J’ai été arrêté après avoir été repéré par des drones en traversant la frontière à pied depuis la ville mexicaine de Hermosillo, se souvient Ajaydeep Singh. Une fois en centre de détention, nous espérions pouvoir parler avec un avocat, demander l’asile. Mais au bout de douze jours, ils m’ont menotté et emmené dans l’avion. Nous étions effrayés. Plus le vol durait, plus nous comprenions qu’il ne s’agissait pas d’un simple transfert. »
De retour au pays, ces migrant·es sont parfois accusé·es de ternir la réputation du Pendjab. (...)
Les marges de manœuvre du premier ministre sont cependant minces. Modi doit aussi négocier avec Trump, qui exige l’abaissement des barrières douanières indiennes. Si ces concessions commerciales ne sécurisent pas sa diaspora, Narendra Modi aura perdu sur tous les plans. (...)
Même les Indien·nes installé·es légalement aux États-Unis ne sont plus tout à fait en sécurité avec Donald Trump. Sa base radicale et raciste demande l’expulsion de toutes les personnes étrangères. Les grands patrons et la Silicon Valley plaident au contraire pour le maintien d’une main-d’œuvre immigrée. Si le président américain semble donner raison à ces derniers, rien n’est gravé dans le marbre. L’incarcération récente d’un étudiant ayant affiché un soutien à la Palestine a également choqué. Comme un symbole des tensions à l’œuvre, une étudiante indienne a préféré fuir vers le Canada, plutôt que d’être arrêtée.