Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Mouvement « Bloquons tout » : « Le RN cherche à cristalliser la division rural-urbain »
#resistances #10septembre #10septembre2025 #bloquonstout #10s25 #indignonsnous #RN
Article mis en ligne le 16 septembre 2025
dernière modification le 15 septembre 2025

Le Rassemblement national, qui a rapidement pris ses distances avec le mouvement du 10 septembre, tente désormais de le discréditer en le mettant en opposition avec celui des Gilets jaunes censé représenter la « France de Marine Le Pen ». Une tromperie que déconstruit la sociologue Clara Deville.

Le jour même de la mobilisation du 10 septembre, le porte-parole du Rassemblement national (RN), Julien Odoul, a tenté de disqualifier celle-ci dans un entretien accordé au média d’extrême droite Frontières. Évoquant des manifestations « non représentatives », il a aussi regretté que le mouvement « Bloquons tout » soit récupéré par la gauche. Un argumentaire classique dans les sphères d’extrême droite.

Mais le député RN de l’Yonne a aussi enchaîné en louant, par opposition, le mouvement des Gilets jaunes, qu’il décrit ainsi : « C’était la France de Marine Le Pen, la France des oubliés, rurale, périphérique, celle des petits patrons, des entrepreneurs, des artisans. »

En présentant le parti d’extrême droite comme le débouché naturel de la révolte des ronds-points – ce qui est loin d’être vrai –, et le mouvement « Bloquons tout » comme une « manifestation propalestinienne », Julien Odoul a réactivé implicitement la thèse de la « fracture territoriale », théorisée par Christophe Guilluy dans La France périphérique (Flammarion, 2014). L’idée d’une opposition entre classes populaires urbaines et rurales est un invariant de la rhétorique du parti d’extrême droite. (...)

La sociologue Clara Deville, spécialiste du rapport à l’État des classes populaires rurales et contributrice du livre collectif Nouveau Peuple, nouvelle gauche (Amsterdam, 2025), déconstruit ce discours performatif qui « risque de survaloriser des petites différences au sein des classes populaires, au détriment de l’amplification de la mobilisation ». (...)

Clara Deville : Cette rhétorique est bien connue. C’est celle de la fracture territoriale, qui est un piège à penser assez dangereux. Elle met en opposition les ruraux blancs « abandonnés », à qui l’État ne donne rien, aux habitants des cités qui seraient « islamisés », « radicalisés », et à qui on donnerait beaucoup d’argent public. Or aucune donnée ne valide cette opposition. Ça ne fonctionne pas. Il faut déconstruire ce discours dangereux et inexact sur « la France des oubliés », qui est le fonds de commerce du RN. (...)

Bien souvent, quand on oppose campagnes et cités, on se base sur des représentations stéréotypées : on a des champs avec des vaches d’un côté, et des cités bétonnées de l’autre, auxquelles on associe des populations – des petits Blancs d’un côté, et des jeunes hommes racisés de l’autre. La réalité est beaucoup plus complexe.

Il y a des mouvements de circulation très importants entre les cités et les campagnes, dans les deux sens. Dans Les Naufragés du Grand Paris Express [Zones, 2014 – ndlr], Anne Clerval et Laura Wojcik montrent qu’en se transformant, la ville pousse les classes populaires de plus en plus loin dans le terrain urbain, puis à la campagne. Et à la campagne, beaucoup de mouvements de migration internationale sont passés sous silence. Il n’y a donc pas deux populations différentes dans les cités et dans les mondes populaires ruraux ou périurbains.

En réalité, il y a beaucoup de traits communs entre ces mondes, au premier rang desquels le fait que ce sont des populations dominées. (...)

Au lieu d’opposer ruraux et urbains, mieux vaut donc, à l’instar du sociologue Renaud Epstein, parler de « territoires délaissés ». Cela permet de changer de regard pour mettre en valeur le fait que ce sont des lieux de concentration de classes populaires, de difficultés sociales à différentes échelles et de domination. Cette concentration s’explique d’abord par des politiques de confinement. (...)

L’espace a été organisé par les politiques publiques pour que les classes populaires se retrouvent dans certains endroits, qui sont beaucoup moins dotés en différentes ressources – en services publics, en services de transport, en secteurs d’emploi porteurs, etc. Ce sont des territoires délaissés, à la fois par le capitalisme et par l’État. (...)

L’objectif du RN est de catégoriser a priori le mouvement pour avoir un effet performatif sur celui-ci. En le faisant passer pour un mouvement d’urbains et en le comparant à une manifestation propalestinienne, il cherche à cristalliser des conflits de classe qui préexistent, notamment la division rural-urbain. Ce discours risque de survaloriser des petites différences au sein des classes populaires, au détriment de l’amplification de la mobilisation.