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La vie des idées
Les Jeux Olympiques et la fabrique du consensus
#JO2024
Article mis en ligne le 15 septembre 2024
dernière modification le 10 septembre 2024

Loin d’être spontanée, l’unanimité apparente qui a entouré l’organisation des Jeux de Paris 2024 au sein de la population française résulte d’un travail minutieux de déminage des oppositions de la part d’entrepreneurs de cause divers. En attendant l’heure des comptes.

Difficile en cet été 2024 d’échapper à l’omniprésence de l’actualité olympique. Cérémonie d’ouverture inédite et grandiose sur la Seine, clichés spectaculaires d’enceintes enchâssées dans les monuments parisiens, supporters enthousiastes sur tous les sites, et record de médailles pour les athlètes de la délégation française. Depuis le soir du 26 juillet, les médias ont relayé avec gourmandise ces aventures olympiques et produit un puissant récit de la réussite des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) où les superlatifs et les épithètes mélioratifs (Jeux iconiques, historiques, légendaires, parenthèse enchantée, etc.) côtoyaient les descriptions exaltées de la ferveur des stades et des fan-zones, devenus les symboles (espérés) d’une France « apaisée », « réconciliée » et « heureuse ». Les membres du gouvernement démissionnaire, la maire de Paris et les organisateurs de Paris 2024 affichent leur satisfaction et leur revanche sur les « peine-à-jouir » (dixit Anne Hidalgo) et autres polémistes accusés d’avoir pratiqué pendant des mois un « JO bashing » de mauvais aloi. (...)

Cet emballement médiatique n’est pas plus surprenant que les discours alarmistes qui l’ont précédé. Il correspond à la fois au fonctionnement du champ médiatique, et à des phénomènes déjà documentés de soutien accru aux Jeux pendant et après la compétition (...)

Loin d’avoir débuté avec les facéties de Jamel Debbouze et « Zizou Christ », ce travail de construction du consensus a été engagé depuis plus d’une décennie par les entrepreneurs de l’olympisme pour légitimer l’accueil d’une compétition de plus en plus critiquée. Nous proposons ici de revenir sur quelques-unes de ces initiatives (non exhaustives) pour explorer les registres de légitimation de l’organisation des Jeux Olympiques.

Le système olympique, une relation dialectique entre croissance économique … (...)

La dimension pharaonique de l’évènement implique un budget massif qui, depuis le début des années 2000, dépasse systématiquement les 10 milliards de dollars [3]. Le système olympique repose principalement sur deux sources de financement : les droits de retransmission télévisée, dont la majeure partie est réglée par les groupes médiatiques étatsuniens ; et les recettes issues du programme de sponsoring international. Le CIO centralise ces revenus et en redistribue une partie, environ 1,2 milliard de dollars, au Comité d’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques (COJOP). Le reste des fonds nécessaires est collecté auprès de partenaires domestiques (sponsors) et de particuliers (via la billetterie), ainsi qu’auprès des autorités publiques disposées à investir dans l’évènement.

Le système olympique n’a pas toujours été aussi riche, loin s’en faut. (...)

… Et critique sociale

La médaille a néanmoins son revers. La magnitude de l’évènement et les transformations de l’espace urbain imposées par le haut, sans réelle consultation de la population concernée, suscitent de plus en plus de critiques de la part des populations locales victimes des nuisances et des effets à moyen terme de ces politiques. Le point nodal de ces critiques concerne le budget des Jeux, dont les dépassements chroniques pèsent sur les finances publiques et conduisent régulièrement à une augmentation de la fiscalité locale. (...)

Les oppositions locales aux implications des JOP ne sont pas nouvelles, mais tendent à se systématiser et à se déployer de plus en plus tôt dans le calendrier olympique. Les travaux de sociologues et de politistes [5] montrent bien comment, à partir des années 1990, des coalitions d’opposants issus de mouvements sociaux variés se mobilisent dès la phase de candidature pour tenter d’enrayer les projets olympiques portés par les élites locales. Ces groupes numériquement faibles, généralement marqués à gauche et souvent proches des mouvements altermondialistes, sont brocardés par les entrepreneurs de l’olympisme comme étant des « esprits chagrins », une petite minorité bruyante qui viendrait inutilement politiser un évènement rassembleur et bénéfique pour l’économie locale.

La fiction d’une adhésion généralisée à l’accueil des Jeux Olympiques, alimentée par les sondages commandés par les coalitions de candidature, se fissure fortement au tournant des années 2010 lorsqu’un nombre croissant de villes candidates aux JO d’hiver, puis d’été, jettent l’éponge à la suite de référendums locaux se soldant par des résultats négatifs (...)

La candidature de Paris 2024 et l’évitement du politique (...)

Si l’opposition doit toujours s’analyser au regard d’un contexte politique, social et militant local, les arguments mobilisés circulent et sont aisément transposables d’une métropole à une autre, car ils s’arriment à des problèmes publics transnationaux : changement climatique, politisation des finances publiques, accroissement des inégalités socio-spatiales, etc. Les résultats des référendums montrent que les opposants aux candidatures sont audibles bien au-delà des cercles militants, et que le projet olympique n’a pas ou plus valeur d’évidence [7]. (...)

En plus d’obtenir les suffrages des dirigeants olympiques, il faut donc circonscrire d’éventuelles oppositions et construire Paris 2024 comme un non-problème (...)

Sur un plan plus pragmatique, le GIP Paris 2024 négocie avec les élus locaux, les partis politiques et les syndicats pour s’assurer de leur soutien ou, a minima, de leur bienveillante neutralité, effectuant ainsi un travail de déliaison entre Jeux Olympiques et champ politique. In fine, même les partis les plus défavorables aux Jeux (Europe Ecologie Les Verts et La France Insoumise) se cantonnent à une attitude de soutien tacite ou de critique feutrée, illustrant l’une des caractéristiques centrales du consensus : non point l’unanimité, mais le silence des réticents, suivant l’adage « qui ne dit mot consent » (...)

La dépolitisation de la candidature de Paris 2024, par rapport à ses concurrentes, est aussi permise par la forte verticalité du pouvoir sous la Ve République. La plupart des abandons de candidatures à l’étranger sont dus à un référendum ou à la perspective d’un référendum organisé par les autorités politiques, obtenu par les militants mobilisés grâce à l’établissement d’un rapport de force ou à l’ouverture d’une procédure légale.

L’héritage au service du consensus olympique (...)

Dans sa dernière définition, le CIO explique que l’héritage « englobe tous les bénéfices tangibles et intangibles à long terme amorcés ou accélérés par l’accueil des Jeux Olympiques/de manifestations sportives pour les personnes, les villes/territoires et le Mouvement olympique » (...)

L’héritage est, d’abord et avant tout, un instrument de légitimation pour justifier les investissements publics dans l’évènement sportif. Il fait l’objet d’une communication intense dès la phase de candidature pour construire un discours sans adversaire à travers une « grammaire olympique [16] » bien rodée : initiatives en faveur de l’égalité femmes-hommes, aides à la pratique sportive des jeunes, des personnes en situation de handicap, créations d’emplois, retombées économiques, investissements dans le territoire carencé de la Seine-Saint-Denis, etc. Toutes ces thématiques forment une nébuleuse d’objectifs consensuels, appuyés sur les prétentions sportives à l’universalisme, auxquels il est politiquement coûteux de s’opposer.

Après l’attribution des JOP à Paris, les différents acteurs de l’organisation élaborent des plans d’héritage et mettent en œuvre de nombreuses mesures. (...)

Le déploiement tous azimuts de la notion d’héritage illustre les vastes ambitions associées à l’évènement. L’ensemble laisse néanmoins dubitatif, entre moyens limités et initiatives conjoncturelles à l’avenir incertain. Les labels « Génération 2024 » et « Terres de Jeux » en sont des exemples paradigmatiques. Instruments typiques du Nouveau management public et du gouvernement des conduites [17], ils ont surtout une vocation communicationnelle pour « engager » un maximum de Français, et reposent essentiellement sur le volontarisme des acteurs locaux auxquels sont fournis différents contenus (graphiques, pédagogiques, etc.), mais pas de moyens supplémentaires. (...)

L’enjeu de la maîtrise du budget

Ces doutes relatifs à la production de l’héritage olympique rejoignent un autre point essentiel de l’acceptabilité sociale de l’évènement : son coût pour les finances publiques. Là réside tout le paradoxe, sinon la quadrature du cercle, des promoteurs de l’olympisme : afficher des objectifs démesurés en termes d’effets bénéfiques, tout en promettant des Jeux sobres et respectueux des budgets annoncés. En effet, la problématique des dépassements budgétaires est l’argument central du régime critique porté par les opposants aux JOP. La loi d’airain de l’organisation des Jeux veut que le budget annoncé en phase de candidature soit systématiquement dépassé, et que les écarts soient très majoritairement comblés par la puissance publique. Conscients des difficultés croissantes que les Jeux font peser sur les finances publiques, les dirigeants olympiques réclament (officiellement) aux prétendants de limiter les investissements non-essentiels et de s’appuyer sur un maximum de structures existantes. (...)

Le contrôle budgétaire a donc été indéniablement renforcé afin de maintenir le consensus autour des Jeux. Néanmoins, malgré ces efforts, le budget a inexorablement augmenté. (...)

Paris 2024, et après ? (...)

Ces images évocatrices servent de support à l’idée d’une conversion généralisée à l’olympisme : « la France » et « les Français » seraient pris aux Jeux. Le rôle des sciences sociales est précisément de mettre en garde contre ces réifications excessives du corps social, et de rappeler que les attitudes à l’égard de l’évènement s’échelonnent de l’adhésion complète à l’indifférence totale [22], en passant par toute la gamme de la distance critique, de l’attention oblique, de l’adhésion critique ou démotivée. Le traitement unanimiste et faiblement critique de l’évènement olympique depuis l’ouverture des compétitions semble à première vue valider l’efficacité du travail de production du consensus engagé par les entrepreneurs de l’olympisme. Il convient néanmoins de rester prudent. La performativité de la rhétorique de l’héritage est largement sujette à caution, et peut même se révéler contre-productive lorsqu’il apparaît que les promesses ne sont pas tenues, alimentant ainsi le désenchantement vis-à-vis des JOP. Quant aux aspects budgétaires, temporairement mis en sourdine, ils ne sont pas à l’abri d’un processus de re-politisation en contexte de tension sur les finances publiques et de divisions politiques. Il appartiendra à de futures recherches d’examiner la trace laissée par cet évènement dans les mémoires collectives. En ce sens, la carrière de Paris 2024 ne fait que commencer : elle reste ouverte à toutes les interprétations et réappropriations.

Pour terminer, signalons l’attribution le 24 juillet des Jeux Olympiques d’hiver 2030 à la France (« sous conditions » de présenter les garanties financières idoines lorsque le prochain gouvernement sera nommé). Ce nouveau projet, porté par Laurent Wauquiez et Renaud Muselier, présidents des conseils régionaux concernés, et soutenu par Emmanuel Macron, a été décidé sans conduire le moindre bilan de Paris 2024. Pire, la réforme des candidatures aux JOP menée par le CIO a conduit à opacifier le processus et reconfiner la décision. (...)

Alors que le modèle des Jeux d’hiver traverse une crise profonde, et que les territoires de montagne figurent parmi les plus affectés par le changement climatique, les responsables politiques ont préféré escamoter les procédés les plus élémentaires de production du consensus au profit de négociations feutrées, profitant de l’écrasante présence de Paris 2024 pour esquiver toute confrontation avec le public. Une nouvelle occasion manquée, pour le dire pudiquement, de réfléchir à l’avenir des grands évènements sportifs internationaux.