L’armée russe poursuit ses lentes mais constantes avancées en Ukraine. Derrière ces progrès : une capacité d’apprentissage sous-estimée et l’essor de nouvelles unités spécialisées dans l’usage des drones, qui ont contribué à profondément remodeler le front.
(...) À l’approche du quatrième hiver depuis le lancement de l’invasion, l’armée russe continue d’avancer en Ukraine grâce à son avantage en nombre et au prix de pertes considérables dans ses rangs, mais pas seulement. La Russie innove, loin du champ de bataille mais aussi sur le front, transformé en « zone létale » sous la menace constante des drones.
L’innovation la plus significative porte un nom curieusement choisi : Rubicon. De son nom complet, le « centre Rubicon pour les technologies avancées sans pilote » a été créé discrètement à l’été 2024 par le nouveau ministre de la défense russe, Andreï Belooussov, un économiste sans expérience militaire. L’existence du centre, dirigé par un colonel de 37 ans, Sergei Budnikov, n’a été officialisée qu’en octobre 2024.
Rubicon fonctionne comme une sorte d’incubateur, à la fois sur le plan technologique, grâce à des partenariats avec des start-up de l’armement, et sur un plan purement militaire, en formant des pilotes et en validant des tactiques immédiatement employées en opération. Des unités éponymes sont en effet déployées sur les points stratégiques du front, où elles sont redoutées par l’armée ukrainienne. (...)
« Rubicon est très efficace. Les Russes ont repris toutes les innovations et les meilleures pratiques (les leurs et les nôtres), et les ont développées grâce à un budget presque illimité, sans bureaucratie ni ordres absurdes », reconnaît un pilote appartenant à la brigade présidentielle, une unité de l’armée de terre ukrainienne. L’analyste Maria Berlinska, qui milite depuis 2014 pour un recours massif aux drones par l’Ukraine, a sonné l’alarme cet été : « Rubicon a détruit des milliers de véhicules et de drones, et tué ou mutilé nos gars. Nous devenons de plus en plus aveugles, nos drones de reconnaissance sont systématiquement détruits, et surtout nos équipages. »
Une « zone létale » de 20 kilomètres de large
Ces unités ont joué un « rôle significatif », selon le think tank Institut pour l’étude de la guerre (ISW), dans la reprise de la région frontalière de Koursk, dont une partie était contrôlée par l’Ukraine entre l’été 2024 et le printemps 2025. Elles ont employé à grande échelle des drones kamikazes à fibre optique, insensibles au brouillage, pour harceler le ravitaillement des forces ukrainiennes, qui ont dû battre en retraite.
La présence des Rubicon est signalée un peu partout sur le front, grâce à des effectifs passés de « quelques centaines à des milliers », selon Viktor Kevliuk, expert du Centre pour les stratégies de défense, un think tank lié au ministère de la défense ukrainien. Maria Berlinska estime qu’ils s’élèveront bientôt à « 5 000 à 6 000 spécialistes ».
Ces unités ont des spécialisations : drones kamikazes à pilotage immersif (connus sous leur acronyme anglais FPV), reconnaissance et renseignement, drones d’attaque de portée intermédiaire, interception de drones ennemis, et même des drones navals – le navire ukrainien Simferopol a ainsi été coulé fin août dans le détroit du Danube par ces engins pilotés à distance, une première pour la Russie.
Du fait de leur forte coordination, elles sont capables de réduire le temps entre l’acquisition du renseignement et la frappe, souligne Viktor Kevliuk, ce qui les rend « particulièrement efficaces pour traquer les opérateurs de drones ukrainiens ». (...)
À Kyiv, les appels se multiplient pour que l’état-major ukrainien réagisse. Maria Berlinska recommande la création de toute urgence d’unités « anti-Rubicon » : « C’est la priorité numéro un. Sans ça, le front va commencer à s’effondrer de plus en plus vite », a-t-elle alerté dans un post publié sur Telegram.
Avantage à la Russie
De fait, la situation est « difficile » pour Kyiv. Le terme revient dans la bouche de presque tous les responsables politiques ou militaires ukrainiens. Le commandant en chef de l’armée, le général Oleksandr Syrsky, l’a employé dans une rare rencontre avec des médias, fin septembre. (...)
Nulle part l’armée ukrainienne n’a mené d’offensive d’ampleur en 2025, pour la première fois depuis le début de l’invasion. Pis, les forces ukrainiennes cèdent du terrain : 445 kilomètres carrés (km2) en septembre, 594 km2 en août et 634 km2 en juillet, selon les calculs de l’AFP à partir des données de l’ISW.
Les progressions russes se concentrent dans les plaines agricoles au croisement des régions de Zaporijjia, Donetsk et Dnipro. (...)
Plus à l’est, la bataille de Pokrovsk fait rage depuis l’été 2024. Faute de prendre cette ville, porte du Donbass devenue un centre névralgique, l’armée russe tente de l’envelopper. La manœuvre s’est subitement accélérée au cœur de l’été, lorsque la Russie a réussi une percée d’une quinzaine de kilomètres à l’est, en direction de Dobropillia. Des contre-attaques ukrainiennes, menées par les unités les plus aguerries déployées en urgence, ont contenu cette poussée et s’attèlent depuis à reprendre le terrain perdu.
Toujours dans la région de Donetsk, la pression est forte au sud de la ville de Kostiantynivka, elle-même transformée en champ de bataille désert. (...)
Enfin, au nord de cet ensemble urbain, les troupes russes ont repris la forêt de Serebrianka, capturée au printemps 2022 puis libérée à l’automne. Koupiansk, près de la frontière avec la Russie, menace elle aussi d’être occupée pour la seconde fois. (...)
En quelques semaines, la campagne de frappes contre les infrastructures énergétiques a déjà causé des dégâts considérables, obligeant l’Ukraine à réduire de un mois la période de chauffage et à importer deux fois plus de gaz que prévu.
« Les mois à venir » seront sombres, prédit Dara Massicot : « L’Ukraine risque de subir des destructions encore plus importantes. [La Russie ne pourra] peut-être pas réaliser de percées spectaculaires, mais Moscou peut continuer à sacrifier la vie de ses soldats pour obtenir des gains lents dans le Donbass, tout en espérant que l’Otan se lassera du conflit. »