
Une femme refusant des rapports sexuels à son mari ne peut pas être jugée "fautive" en cas de divorce, a tranché la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a condamné la France jeudi. Cette décision marque un tournant historique dans la jurisprudence sur le "devoir conjugal", héritée d’une lecture archaïque du Code civil.
La Cour européenne des droits de l’Homme frappe fort. Dans une décision rendue jeudi 23 janvier, elle condamne la France pour avoir considéré le refus de relations sexuelles comme une faute dans un divorce, mettant ainsi fin à une interprétation vieillissante de la notion de "devoir conjugal" dans le Code civil.
L’affaire remonte à 2012. Une femme de 69 ans, mariée depuis 1984, demande le divorce. La procédure s’étend et en 2019, la cour d’appel de Versailles prononce le divorce pour faute, à ses torts exclusifs, en raison de son refus d’avoir des relations sexuelles avec son mari depuis plusieurs années.
Par un arrêt du 7 novembre 2019, la cour avait initialement considéré ce refus comme "une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune". Mais la CEDH a mis un terme définitif à cette jurisprudence, après que la requérante, soutenue par des associations féministes, a épuisé tous les recours en France.
La plaignante dénonçait une atteinte à son droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la CEDH, et dénonçait une "vision archaïque du mariage". Elle expliquait que son refus des relations intimes était lié à un contexte de violences conjugales et à des problèmes de santé graves.
Une origine ancrée dans le droit canonique
La notion de devoir conjugal puise ses origines dans le droit canonique – c’est-à-dire le droit de l’Église catholique –, qui considérait le mariage comme un cadre procréatif où les relations sexuelles étaient une obligation mutuelle. (...)
"Jusqu’à présent, le devoir conjugal restait une notion rarement questionnée, car les divorces pour faute fondés sur ce motif étaient rares et ses conséquences juridiques limitées", explique Julie Mattiussi, maîtresse de conférences en droit à l’université de Strasbourg. (...)
Les juges, bien qu’appuyés sur cette interprétation, examinaient souvent les circonstances individuelles, comme l’âge, l’état de santé ou des raisons psychologiques, pour évaluer un refus de relations sexuelles. Cette appréciation au cas par cas souligne l’ambiguïté qui entourait jusqu’ici la notion de devoir conjugal.
La disparition d’une discrète notion "délétère"
"Si le devoir conjugal n’est écrit nulle part, il était néanmoins présent dans notre droit via une jurisprudence constante", poursuit Julie Mattiussi. "Cette décision de la CEDH permet désormais aux juges français de réinterpréter le droit sans qu’une nouvelle loi soit nécessaire. La notion de devoir conjugal va disparaître naturellement, presque sans que l’on s’en rende compte. Il était temps d’abandonner ce principe tout à fait délétère."
Dans son arrêt, la CEDH tranche avec fermeté : "Tout acte sexuel non consenti est constitutif d’une forme de violence sexuelle." Elle souligne également que le "devoir conjugal" est "contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps". La Cour rejette ainsi catégoriquement l’idée selon laquelle le "consentement au mariage emporte un consentement aux relations sexuelles futures".
Cette décision représente une avancée majeure dans la lutte contre les violences conjugales. Elle vient récompenser des années d’efforts des associations féministes, qui rappellent régulièrement que la sphère conjugale est le cadre principal des violences sexuelles. (...)
D’après la dernière Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, publiée en mars 2024, 41 % des viols rapportés par les femmes majeures aux forces de sécurité se déroulent au sein du couple.
Quid des autres articles du Code civil ?
La décision de la CEDH amène à se questionner sur d’autres articles du Code civil, qui apparaissent eux aussi décalés avec l’évolution de la société. Par exemple, l’article 212 stipule que "les époux se doivent mutuellement (...) fidélité". Cette obligation, qui sous-entend la monogamie, peut soulever des interrogations dans une société où l’infidélité sa banalise.
"Aujourd’hui, la notion de fidélité évolue et elle ne se limite plus aux rapports physiques : flirter sur les réseaux sociaux, même sans intention de rencontrer quelqu’un, peut aussi être perçu comme une infidélité", analyse Julie Mattiussi.
Par ailleurs, le devoir de fidélité étant une disposition d’ordre public, si deux époux s’accordent pour avoir une relation libre, cet accord n’a aucune valeur juridique. (...)
Lire aussi :
– (Mediapart)
« Devoir conjugal » : la CEDH inflige un camouflet à la France
(...) L’affaire, révélée en 2021 par Mediapart, avait fait grand bruit et suscité l’indignation des associations féministes et de défense des victimes de violences sexuelles.
La sanction de Barbara avait été rendue possible par une interprétation archaïque du Code civil, mais aussi par une jurisprudence constante en la matière (lire notre article). Dénonçant « une condamnation d’une autre époque » et « un déni de justice », la sexagénaire avait, avec le soutien du Collectif féministe contre le viol (CFCV) et de la Fondation des femmes, saisi la CEDH en mars 2021.
Dans sa décision, rendue jeudi 23 janvier, la Cour européenne des droits de l’homme juge utile de rappeler que « tout acte sexuel non consenti est constitutif d’une forme de violence sexuelle », et que ce fameux « devoir conjugal » passe outre le « libre consentement aux relations sexuelles au sein du couple ».
La cour considère que l’existence même de ce principe est « contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps et à l’obligation positive de prévention » des États européens en matière de lutte contre les violences sexuelles et conjugales. (...)
Une décision qui marque un précédent
Par sa décision, la CEDH inflige aujourd’hui un camouflet à la France. Pour Lilia Mhissen, l’une des avocates de Barbara, cette décision « marque l’abolition du devoir conjugal et de la vision archaïque et canonique de la famille » et constitue « une évolution majeure pour le droit des femmes à disposer de leur corps, y compris dans le cadre du mariage ».
Elle est « d’autant plus fondamentale que près d’un viol sur deux est commis par le conjoint ou le concubin », complète sa consœur Delphine Zoughebi, qui souligne que « désormais, le mariage n’est plus une servitude sexuelle » (...)
Jointe par Mediapart, Gabriela Bravo, de la Fondation des femmes, salue « une décision historique pour les droits des femmes » : « En décembre, Gisèle Pelicot se battait pour que les viols organisés par son mari soient reconnus, et aujourd’hui le combat de dix années de Barbara aboutit à une décision de la CEDH qui dit qu’un mari ne peut pas imposer à sa femme des relations sexuelles. »
Pour la Fondation des femmes, « l’État français doit évoluer et éradiquer ce “devoir conjugal” de son système judiciaire ». Cela rejoint l’une des cent quarante propositions de la coalition féministe pour une loi intégrale contre les violences sexuelles, qui réclame la suppression de l’article 215 du Code civil.
De son côté, Barbara estime qu’il s’agit d’une « victoire pour toutes les femmes » qui, comme elle, « se retrouvent confrontées à des décisions judiciaires aberrantes et injustes, remettant en cause leur intégrité corporelle et leur droit à l’intimité ».
Par la décision « indigne d’une société civilisée » qu’ils ont rendue à l’époque, insiste-t-elle, les magistrats français « n’ont pas mesuré la violence institutionnelle » qu’ils ont « infligée à [leur] famille, ni le traumatisme subi par [son] enfant mineur qui a assisté à des pressions considérables à [son] égard et en a été profondément traumatisé ». « Cette décision avait légitimé un environnement familial où l’intimité et la dignité de la femme sont ignorées et bafouées », ajoute-t-elle.
Pour Barbara, « la politique de prévention de la violence sexuelle sous toutes ses formes doit être une priorité » : « Il est désormais impératif que la France, au même titre que d’autres pays européens comme le Portugal ou l’Espagne, prenne des mesures concrètes pour éradiquer cette culture du viol et promouvoir une véritable culture du consentement et du respect mutuel. »