
Lorsque je me suis installée en Afrique du Sud, en 2021, le pays figurait parmi les endroits les plus dangereux pour les femmes. Avec l’un des taux de féminicides les plus élevés au monde, le gouvernement sud-africain avait déclaré une crise du féminicide à la fin de l’année 2019. Au moment de cette déclaration, la presse ne parlait que du viol et du meurtre d’Uyinene Mrwetyana, une étudiante de 19 ans tuée par Luyanda Botha, un employé du bureau de poste où elle se rendait.
Les données du Service de police sud-africain pour 2018-2019 montraient qu’une femme était assassinée toutes les trois heures. Inquiète pour ma sécurité, une amie de Nairobi m’a proposé de m’héberger : « Juste pour quelques semaines, m’a-t-elle dit, jusqu’à ce que tu sois installée. »
Quatre ans plus tard, je suis de retour au Kenya, en pleine crise des féminicides. Une amie me parle d’une collègue en Suisse, une professionnelle en milieu de carrière, qui envisageait de déménager à Nairobi mais qui hésite désormais : le pays n’est pas un endroit sûr pour les femmes, d’après les gros titres
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des journaux.
« Il y a plus d’une femme tuée par jour »
Judy Ngina, chercheuse en études de genre à l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis, mène une enquête pilote sur les féminicides au Kenya et en Tanzanie. Son étude vise à identifier les lacunes dans les lois existantes, les difficultés rencontrées dans les poursuites judiciaires et les obstacles auxquels se heurtent les survivantes dans leur quête de justice. (...)
En raison du manque de données centralisées, les statistiques sur le taux de féminicides au Kenya varient, mais toutes dressent un tableau sanglant. Selon les médias, un rapport publié en avril par le Service national de police du Kenya (NPS) a révélé qu’en moyenne 44 femmes sont tuées chaque mois dans le pays, soit plus de 1 par jour. Le rapport du NPS, remis à un groupe de travail présidentiel composé de quarante-deux membres récemment nommés pour travailler sur les violences basées sur le genre (Gender-based violence, GBV), a également recensé 129 femmes et filles, des bébés aux personnes âgées, tuées au cours des trois premiers mois de 2025.
Pour mettre les choses en perspective, 127 féminicides ont été signalés pour l’ensemble de l’année 2024. Bien que le Kenya ne recueille pas de données sur les féminicides en tant que crime distinct, les données du NPS ont révélé que 60 % des meurtres de femmes et de filles signalés ont été commis par des membres de la famille, et que la majorité de ces meurtres ont eu lieu au domicile de la victime (...)
Une normalisation des autres formes de violence
« Il est effrayant d’être une femme au Kenya en ce moment », explique Ngina. « Si la majorité des cas de féminicides signalés sont le fait de partenaires, nous constatons également un sentiment croissant d’insécurité même dans les espaces publics. »
Si le féminicide, c’est-à-dire le meurtre de femmes ou de filles en raison de leur sexe, est l’acte de violence ultime à leur encontre, son augmentation coïncide souvent avec une normalisation croissante d’autres formes de violence à l’égard des femmes, notamment le harcèlement sexuel, le viol et la violence sexiste en ligne. (...)
Il a fallu un lobbying intense de la part de la société civile et des groupes féministes, organisés sous la bannière #EndFemicideKE, pour que le président William Ruto annonce enfin un groupe de travail sur les violences sexistes... Treize mois après que les femmes kényanes et leurs alliés sont descendus dans la rue pour réclamer des mesures urgentes. (...)
En réalité, les bonnes idées ne manquent pas pour lutter contre les féminicides ou la violence sexiste au Kenya ; ce qui manque aux femmes kényanes, ce sont des acteurs de bonne foi. (...)
« Il est vraiment difficile de suivre les affaires depuis le moment où elles sont signalées jusqu’à leur passage devant les tribunaux. » Actuellement, si une femme se présente au poste de police pour signaler une violence sexiste et qu’elle a la chance de trouver un policier compréhensif ou un bureau dédié aux questions de genre, sa plainte est enregistrée à la main et classée dans un dossier au poste. Lorsque les victimes doivent se présenter en personne au poste de police, sachant que leur témoignage sera écrit à la main et conservé dans un bâtiment public, les risques d’exposition, de représailles ou d’ingérence dans l’affaire semblent particulièrement élevés. Les rapports manuscrits comme celui-ci sont ensuite accumulés au poste de police local avant d’être transmis à l’ODPP, à Nairobi, qui gère une base de données nationale sur les crimes. L’accès à cette base de données n’est pas rendu public, sauf dans les rapports annuels de l’ODPP, qui n’identifient pas les auteurs, ce qui amène certains à se demander : « Où sont les meurtriers ? »
« Nous dépendons des Bill et Melinda Gates de ce monde » (...)
Avec 60 % des féminicides commis dans le monde à domicile et, surtout, par des membres de la famille et des partenaires intimes, lutter contre la crise des féminicides au Kenya signifie également s’attaquer à la famille en tant que lieu de violence. Les systèmes policier et judiciaire ne suffisent pas à relever le défi qui consiste à faire de nos foyers des lieux sûrs pour les femmes et les filles. Compter sur eux – uniquement ou principalement – revient à renoncer à ses responsabilités et à nier aveuglément le travail nécessaire pour créer et entretenir des environnements familiaux sûrs, sains et propices dans les sociétés patriarcales. (...)