
Après Timothy Garton Ash, Olena Stiazhkina, Andreï Kourkov et Constantin Sigov, nous poursuivons notre série sur la guerre d’Ukraine et ses conséquences pour l’Europe en publiant un texte de l’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen.
Quand la violence sexuelle devient une arme
Ma grand-tante n’était pas muette de naissance1. Au début de la seconde occupation soviétique de l’Estonie, elle fut emmenée pour subir toute une nuit d’interrogatoires, après quoi elle cessa définitivement de parler. En rentrant à la maison le matin, elle paraissait à peu près en forme, mais elle ne dit plus jamais rien d’autre que : « Jah, ärä1. » On pouvait lui demander n’importe quoi, sa réponse était toujours : « Jah, ärä. » Elle ne se maria pas, n’eut pas d’enfants, ne fréquenta personne. Elle passa le restant de ses jours seule avec sa mère.
J’ai entendu l’histoire de ma grand-tante dans mon enfance ; les adultes n’entraient pas dans le détail, mais tous comprenaient sûrement ce qui s’était passé au cours de ces interrogatoires. Moi aussi, je comprenais.
Des années plus tard, j’ai écrit mon roman Purge1, précédé par la pièce de théâtre homonyme, tout en suivant les procès sur les crimes de guerre commis dans les Balkans. Je n’en revenais pas que des camps de viol aient pu voir le jour dans l’Europe contemporaine. L’histoire de ma grand-tante m’a fourni le point de départ de Purge. Ce qui lui était arrivé avait recommencé. Et recommence, en plein cœur de l’Europe. (...)