
Lauréline Fontaine, La Constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social, éditions Amsterdam, 2025, 272 pages, 20 €
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Lauréline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel, parle à ce sujet de « fétiche », d’« illusion discursive », de « récit fictionnel » ou de « belle histoire » qui n’aurait « aucun effet tangible, sauf celui de susciter beaucoup d’espoir ». Dans un premier ouvrage consacré en 2023 au Conseil constitutionnel, « une institution indigne à presque tous égards de la mission qui lui a été confiée », elle esquissait une réflexion sur le constitutionnalisme qui se poursuit avec cet ouvrage-ci.
Le constitutionnalisme, c’est cette idée, forgée au XVIIIe siècle et inspirée de la pensée libérale, selon laquelle une constitution peut et doit poser des limites au pouvoir absolu. Des projets constitutionnels sont alors écrits mais jamais mis en œuvre, des constitutions sont adoptées (en 1789 aux États-Unis, en 1791 en France) et depuis lors le modèle ne cesse de s’étendre, en Europe et en Amérique latine au XIXe siècle, dans les pays décolonisés dans la deuxième partie du XXe siècle et encore aujourd’hui. Ces textes garantissent généralement des droits humains, droits dont il est aisé de constater qu’ils ne sont pas respectés. L’ouvrage de Fontaine interroge donc cette « inefficacité constitutionnelle » et les raisons de cette impuissance. Elles sont nombreuses. (...)
En France par exemple, c’est le président de la République qui est le garant de la Constitution, ce qui semble aussi malin que de confier à un chien la garde du jambon. Fontaine note aussi pour l’exemple français qu’il est beaucoup question d’adapter le cadre constitutionnel à la pratique du pouvoir alors qu’on espérait plutôt l’inverse, que le pouvoir respectât les textes. (...)
Les constitutions sont des textes généralement brefs et assez imprécis qu’il est facile d’interpréter, ce qui donne éventuellement lieu à des conflits à la fin desquels « c’est la position de celui qui interprète qui l’emporte ». On pourrait donc dire des constitutions qu’à force de dire tout et son contraire ce sont des textes insignifiants.
Surtout, ces constitutions ont toujours des dispositions contradictoires entre elles. Si de grandes déclarations généreuses ouvrent souvent les textes, d’autres dispositions sont au contraire consacrées à la préservation des intérêts économiques, au point que Fontaine parle des constitutions comme le « prête-nom des ambitions et intérêts économiques » (...)
Les arbitrages entre dispositions favorables aux droits sociaux ou environnementaux et dispositions favorables à l’économie sont presque toujours en faveur des secondes et l’autrice en cite de nombreux cas. C’est que le constitutionnalisme est une idée foncièrement libérale et que Locke, Montesquieu et les auteurs qui l’ont inspiré avaient plus à cœur la liberté du commerce que les droits sociaux. Depuis 1945, cette asymétrie s’aggrave avec l’existence de conventions d’investissement garanties par le droit international qui contraignent plus fortement les États que ne le ferait leur constitution. (...)
Fontaine consacre un développement important à un héritage particulièrement sombre du constitutionnalisme. « Si on prend bien acte de ce que le constitutionnalisme est le résultat des idées et pratiques élaborées et diffusées en Angleterre, en France et sur le territoire nouveau des futurs États-Unis, on peut assez aisément poser qu’il a fait son lit dans le génocide, l’esclavagisme, la ségrégation et le colonialisme. Les trois États desquels naît la philosophie constitutionnaliste sont ceux qui ont organisé, juridiquement et à grande échelle, les pratiques qui en contrariaient clairement les principes affichés. Le constitutionnalisme naît incontestablement dans un des visages de l’inhumanité. » Plus tard elle rappelle que ce sont les trois mêmes qui refusent d’accorder leur autonomie à 15 des 17 territoires encore colonisés dans le monde. Comment à ce compte croire authentique le désir de liberté de Pères fondateurs occupés à préserver leur propriété sur des esclaves ? (...)
L’autrice témoigne des embarras devant le fait que tous les régimes du monde ont une façade constitutionnelle plutôt propre et que la constitution de régimes qui sont incontestablement des dictatures fait porter le discrédit sur le fait constitutionnel dans son ensemble. La défense consiste à dire qu’il y a de « vrais » constitutionnalismes et d’autres « de façade », d’authentiques et d’autres qui « instrumentalisent » la constitution. Mais ces discours peinent à montrer en quoi sont bien différents les uns des autres les régimes qui ont adopté des constitutions.
Le constitutionnalisme, conçu pour limiter le pouvoir tyrannique de ce qu’en France on a appelé l’Ancien Régime, est depuis longtemps consacré à limiter le pouvoir du peuple. (...)
« Le peuple français proclame solennellement » la constitution française de 1958, tandis que le texte états-unien commence sur un « We, the people of the United States ». Les deux textes ont pourtant été écrits par des groupes sociaux très exclusifs et ce sont les mêmes qui ont fondé à la fin du XVIIIe siècle constitutionnalisme et gouvernement représentatif, soit un régime avec une belle façade (des principes d’égalité devant la loi et le gouvernement du peuple) mais une pratique qui spolie le peuple en l’invitant à se faire entendre par la bouche de personnes choisies, pour les mêmes « raisons principalement économiques ». L’autrice consacre quelques pages à cette question essentielle de l’invention de la représentation (sous le titre « Le leurre de la démocratie ») mais on trouvera des développements plus étendus dans son article « Libéralisme et démocratie » de 2023, lecture particulièrement conseillée. (...)