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« L’idée que l’État pourrait “faire faillite” est brandie comme un épouvantail »
#dette #marchesfinanciers
Article mis en ligne le 10 janvier 2025
dernière modification le 8 janvier 2025

La dette publique de la France menace-t-elle notre stabilité financière ? L’austérité ou la faillite, est-ce la seule alternative ? Le sociologue Benjamin Lemoine décrypte la pression que les marchés financiers font peser sur les États. Entretien.

(...) Benjamin Lemoine : L’instabilité politique inquiète les marchés financiers. Ils craignent que le gouvernement français ne parvienne pas à mener à bien ses politiques d’austérité et que l’État soit dans l’incapacité de rembourser ses créanciers. Ce que les marchés redoutent le plus, c’est une situation où d’autres urgences, sociales, environnementales, politiques, seraient en position de faire vaciller le caractère sacré et prioritaires des engagements financiers vis-à-vis des prêteurs.

Lors de ces séquences d’incertitude, les créanciers exigent une prime de risque avant de prêter et placer leur argent : les taux d’intérêt augmentent. Si, pour l’instant, il n’y a pas de signal d’alerte majeur, la France profite aujourd’hui moins que les autres pays émetteurs de la zone euro de la tendance à la baisse générale des taux d’intérêts. (...)

Pourrait-on imaginer un scénario à la grecque en France, comme quand, en 2010, une explosion du déficit public et de la dette publique grecques a conduit à une dégradation de la note grecque sur les marchés financiers, et a forcé le pays a prendre des mesures d’austérité très dures en échange de prêts et d’une assistance financière internationale ?

A priori, non. Il faut prendre en compte des facteurs institutionnels : la France est un pays considéré comme « cœur » au sein de la zone euro, non seulement sur le plan économique mais aussi politique. Laisser la dette de la France dévisser, c’est prendre le risque d’éclatement de la zone euro.

Tout le stress de marché sur la dette française pourrait être annulé par l’action de prêteuse en dernier ressort de la Banque centrale européenne (BCE). Mais des discours en off de banquiers centraux glanés par Le Monde laissent à penser que la technocratie européenne désire faire fonctionner la punition de marché sur la France, afin de donner une leçon à la population comme aux gouvernements et faire accepter les plans d’austérité. L’ironie du sort, c’est que le gouverneur de la Banque centrale grecque lui-même considère souhaitable que la France « souffre un peu » sur les marchés.

Il y a des raisons idéologiques à cela. Pendant la pandémie, la BCE a racheté les dettes souveraines de la zone euro de façon inconditionnelle, ce qui laissait croire qu’il était possible de financer des projets politiques sans contraintes de marché. Et c’est justement cette émancipation potentielle qui pose problème aux élites. (...)

Alors qu’une infrastructure monétaire telle que la BCE pourrait neutraliser la contrainte de marché, les gouvernants veillent à ce que cela soit ignoré du débat public. Ils prétendent « coller au réel », alors qu’ils contribuent à en faire ignorer par la population une majeure partie. (...)

les dettes souveraines, en tant qu’actifs considérés comme « sans risques », sont utilisées comme une garantie pour des opérations plus juteuses. La haute finance utilise la dette publique comme une monnaie et a besoin de cette finance d’État.

Certains économistes estiment que les gouvernements sont alarmistes pour rien, car la France peut refinancer sa dette grâce au roulement, ce qui lui permet de rembourser ses emprunts par d’autres emprunts. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai. Mais il ne faut pas non plus se leurrer en pensant que la technologie qui permet d’émettre de la dette est neutre politiquement, que cet instrument pourrait servir un gouvernement néolibéral comme un gouvernement de rupture.

On observe que si la France parvient à se refinancer, c’est parce qu’il y a un alignement entre les attentes des marchés et l’orientation des pouvoirs en place depuis les années 1980. Si cet alignement venait à disparaître, sans intervention de la BCE, un choc de taux d’intérêt pourrait survenir. Les marchés ont des goûts et dégoûts sociaux et opèrent comme des acteurs politiques. (...)

La dette ne saurait s’analyser indépendamment des intérêts sociaux et politiques qu’elle sert. Les déficits eux-mêmes ont un caractère politique. Ils servent une politique de classe : celle des « caisses vides », par la baisse de cotisations patronales et de la fiscalité des plus aisés. Ceux auprès de qui la puissance publique emprunte et rémunère les intérêts de ses dettes. (...)

Vendre la dette française c’est aussi vendre un horizon économique futur. Un exemple frappant : une note de JP Morgan de 1987 vantait aux investisseurs le taux élevé de chômage en France, car cela maintenait la pression sur les salaires et la mise en compétition des travailleurs.

La peur de la dette sert-il à vos yeux la destruction de l’État social ?

Évidemment, je ne suis pas dupe là-dessus. L’idée que l’État pourrait « faire faillite » est brandie comme un épouvantail pour rendre acceptable l’inacceptable : la redistribution des revenus du bas vers le haut. On voit à quel point la simple idée de rééquilibrer la fiscalité en mettant à contribution les hauts revenus a rencontré des obstacles au sein des derniers gouvernements.

Et ce sera le cas de n’importe quel gouvernement pseudo-technique qui reconduit en fait le consensus du bloc bourgeois.

Avec une fiscalité frappant tous les ménages de façon peu progressive, via la TVA, le Trésor devient une machine à emprunter et à proposer des supports d’accumulation financière pour les classes possédantes. (...)

La « main gauche », services sociaux, de l’État devient la variable d’ajustement de la « main droite », budget, finances. Cette dernière émet la dette souveraine et revendique le monopole du « fardeau » de maintenir une crédibilité de la dette auprès des marchés. Ce mécanisme va bien au-delà du simple récit de la peur, c’est une véritable ingénierie de domination bureaucratique, de discipline par la dette.

Le projet ultime de la finance est de faire de chacun un petit détenteur de dette publique, par exemple via la capitalisation des retraites. Pourquoi ? Parce que, de la même façon que devenir propriétaire peut modifier votre idéologie, si votre retraite est liée à votre épargne personnelle, vous allez considérer comme légitime et indispensable d’avoir une dette publique financiarisée, compétitive, soutenable, et que l’austérité est la seule issue. Cela engagerait donc matériellement la majorité de la population dans ce système. (...)

Le retour à un dirigisme politique pourrait offrir de nombreux outils aux puissances publiques face aux catastrophes sociales et climatiques bien avancées. C’est l’alternative absolue et l’échappatoire à ce système. (...)

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