
Cet essai est extrait du livre de la collection Puf/Vie des idées à paraître le 7 février prochain, Politique de l’exclusion, dirigé par Julien Le Mauff et Réjane Sénac.
Longtemps absente de la vie démocratique de l’Union européenne (UE), la question identitaire s’y est durablement installée depuis les années 2000. Si la volonté d’affirmer officiellement ce que « nous, Européens » sommes authentiquement n’est pas nouvelle, elle concernait jusqu’alors surtout – à l’instar de la Déclaration sur l’identité européenne de 1973 – les relations extérieures et la place de la « Communauté européenne » au sein du système international. À présent, elle renvoie à une quête d’« Européanité » (« Europeanness »), c’est-à-dire la recherche et la manifestation des traits identitaires (héritages, valeurs, mœurs, etc.) tenus, à tort ou à raison, pour caractéristiques de ce que signifie être « Européens ». Cette quête est largement tournée vers l’intérieur : elle concerne le rapport de « nous, Européens » à « nous-mêmes » ainsi que le rapport de « nous » aux « autres », ces étrangers et étrangères qui viennent et s’installent « chez nous ».
C’est sous cet aspect identitaire qu’est le plus fréquemment et vivement discuté ce que l’on nomme la « crise des réfugiés » et la « crise migratoire » (...)
En quête d’« Européanité » : affirmer la frontière entre « nous » et « eux »
La question de savoir s’il est souhaitable et nécessaire que les contours de l’UE en tant que communauté politique soient tracés suivant des lignes identitaires donne lieu à une opposition philosophique très tranchée entre les partisans d’une défense sans faille de « l’identité européenne » et ceux qui plaident, à l’inverse, pour une « indéfinition » résolue de l’Europe. Loin d’être purement théorique, cette opposition se rejoue sur le plan politique, sous une forme tout aussi dichotomique, dans le débat sur le traitement des étrangers. (...)
La gouvernance européenne des étrangers : l’intégration conditionnée par les « valeurs communes » (...)
Cette approche, centrée sur un critère de compatibilité identitaire, fait peser la responsabilité de l’inclusion (ou de l’exclusion) sur les personnes étrangères, et non sur les institutions publiques (...)
Portées par un discours d’affrontement entre « systèmes de valeurs » qui n’est pas sans rappeler le « choc des civilisations » thématisé par Samuel Huntington [22], ces politiques, censées « intégrer », concourent pourtant à radicaliser l’altérité « éthique » de l’étranger ou de l’étrangère : elles construisent la figure d’un « autre » appartenant – ou suspecté d’appartenir – à un système de « valeurs » qui s’écarterait à tel point du « nôtre » que son inclusion dans le « nous » réclamerait, de notre part, une vigilance spéciale pour préserver notre identité collective et, de sa part, une mise en conformité de son identité personnelle avec « nos valeurs », telles qu’elles s’incarneraient dans « notre mode de vie ».
Exclusion des « autres » et homogénéisation du « nous » : les risques d’une « Europe des valeurs » (...)
le traitement des étrangers en Europe manifesterait, selon Étienne Tassin, l’autocontradiction d’une Union se prévalant « de la raison philosophique, de l’esprit d’universalité, de la culture humaniste, du règne des droits de l’homme, du souci pour le monde dans l’ouverture aux autres », mais échouant lamentablement à son « test cosmopolitique et démocratique » (...)
Soumis aux attentes de reproduction d’une identité aux frontières « éthiques », le projet européen est, en fin de compte, dévié de sa trajectoire, en ce qui concerne aussi bien l’inclusion des « autres » que la possibilité d’un « nous » qui puisse s’unir « dans la diversité ».