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Judith Butler à Pantin : « vous me défendrez quand je serai attaquée ? »
#JudithButler #sionisme #antisemitisme #racisme
Article mis en ligne le 12 mars 2024
dernière modification le 9 mars 2024

Aller écouter Judith Butler est aujourd’hui synonyme de jeux avec la légalité. A l’appel de plusieurs collectifs militants (1), une rencontre aux côtés de l’universitaire américaine à la renommée internationale pour ses travaux précurseurs en études de genre et queer, avait été annoncée le 6 décembre dernier au Cirque Électrique. Un lieu, situé dans le 20e arrondissement de Paris, qui se trouve être largement dépendant de subventions publiques. Autour du thème « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation et pour une paix révolutionnaire en Palestine », l’événement avait été censuré par la mairie de Paris, qui évoquait alors la possibilité d’un « trouble à l’ordre public »

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Les motivations profondes de la mairie se sont, après quelques semaines d’agitation, révélées moins abstraites. Les mots de l’adjointe à la culture Aurélie Filippetti partagés par Mediapart ont le mérite de la clarté : « La ville de Paris refuse d’être associée à l’organisation de Houria Bouteldja. Elle est homophobe, antiféministe et antisémite ». L’ancienne porte-parole du Parti des Indigènes de la République, autrice d’un livre controversé, est à l’initiative de la création d’une des organisations initiatrices, le collectif Paroles d’Honneur. Le problème n’était donc pas la personne principale à qui on donnait la parole, mais bien une de celles, parmi beaucoup d’autres, qui avait décidé de la lui donner. Censurer une universitaire pour régler ses comptes, les « socialistes » ont décidément d’étranges méthodes. (...)
Depuis le 7 octobre, le débat public se sature autant qu’il se sclérose. L’émotion l’emporte et la complexité se retire « comme à la limite de la mer un visage de sable » (1). L’actualité avance façon bulldozer, quitte à se retourner contre le réel. Certains chercheur.se.s se retrouvaient ainsi taxé.e.s d’une forme de cruauté, si ce n’est d’inhumanité, après leurs tentatives de rappel de la profondeur historique d’une situation. Il en est de même des membres de LFI, renvoyés dans les cordes de « l’arc républicain » pour avoir choisi de tenir une ligne articulée sur le droit international. Position bien sûr discutable, tant d’autres étaient aussi possibles (dont certaines plus « radicales »), mais enfin, des éléments qui semblent quand même insuffisants au qualificatif de « nazis ».

La fermeture de l’espace du dicible s’est étendue à la rue, lieu qui, depuis les gilets jaunes, se transforme en champ de bataille à chaque contestation sociale. Interdictions en série des rassemblements en soutien à la Palestine, nombreuses poursuites pour « apologie du terrorisme », dissolutions d’associations, une série de mesures qui confisque le droit au partage, à la protestation, à la mémoire. L’appareil policier, sur ordre de l’État, trace la ligne de crête entre les vies dignes d’être endeuillées, et les autres, celles qui n’ont pas leur place dans l’espace public. Une thématique travaillée par Judith Butler elle-même, qui en vient à se demander si « Une vie indigne de deuil est-elle considérée comme une vie non-vivante ? » (2). Comment ne pas s’inscrire dans cette réflexion lorsque la dénonciation du massacre des populations palestiniennes est contrainte dans l’espace médiatique, criminalisée dans l’espace public, et finit, peu à peu, par rentrer dans l’ordre des choses, entre la réforme de l’assurance chômage et le césar de Justine Triet. (...)

. Judith Butler, parangon de la non-violence, dont les travaux s’attachent à déconstruire les structures de domination, membre majeur d’une organisation juive américaine « pour la paix » (3), poussée à sortir de Paris pour pouvoir prendre la parole. Le 3 mars dernier, c’est dans un lieu de Pantin, Relais Resto, que la rencontre a finalement pu avoir lieu. Un événement encadré par un service d’ordre composé de multiples militants au brassard fluo, jusqu’au plus près des intervenants. Ambiance délétère, vigilance nécessaire. Les différentes tables-rondes ont été diffusées en direct sur la plateforme Twitch. (...)

Elle rappelle qu’il est possible d’être antisioniste sans être antisémite. Elle précise qu’être antisioniste n’est pas forcément synonyme d’une lutte contre le projet d’un État d’Israël, mais bien du démantèlement de cet État-là, colonial, faisant la part belle à l’extrême-droite messianique. Elle réaffirme sa vision de la non-violence, qui est le projet de société auquel elle aspire depuis ses premiers travaux. Elle revient sur les mouvements militants de boycott et de pression, poussés à se former face au silence des États occidentaux. En somme, le sentiment que la force émotive vient surtout du symbole : une femme juive, dont la légitimité intellectuelle est largement reconnue, se livre face à un public militant si souvent calomnié, muselé, déshumanisé. Comme si la chape de plomb laissait enfin passer un filet d’air frais. (...)

Le rétrécissement de l’espace du dicible, la large disparition de la pensée critique dans l’espace public, la bascule idéologique de la « déontologie » journalistique sont bien balisés par différents travaux (4). Le lynchage de Judith Butler, après sa censure, était malheureusement prévisible. Elle-même le savait : « vous me défendrez quand je serai attaquée ? ». La réponse est oui, non pas par allégeance, ni par accord (ce n’est pas notre sujet, répétons-le), mais en soutien pour la tentative délicate de poser des mots. Dénoncer la mise en danger de l’intégrité physique d’une intellectuelle par l’inanité d’un espace public à bout de souffle semble de l’ordre de l’évidence. Pourtant, le silence règne. Pendant ce temps, le massacre du peuple palestinien, aux yeux de tous, atteint sa phase terminale. Silence, là aussi. La zone d’ombre a vite recouvert le faisceau.