Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Club de Mediapart/ dominique vidal Historien et journaliste indépendant, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient
Gadi Algazi : « L’avenir de mon peuple dépend des Palestiniens »
#israel #palestine
Article mis en ligne le 9 mars 2025
dernière modification le 6 mars 2025

Professeur d’histoire à l’Université de Tel-Aviv, Gadi Algazi fut un des premiers refuzniks israéliens - ce qui lui valut près d’un an de prison - et le co-fondateur de plusieurs mouvements de solidarité judéo-arabe, notamment Taayush et Tarabut. C’est avec lucidité qu’il tire de premières leçons d’un an et demi de guerre en réponse à mes questions pour « La Presse nouvelle magazine ».

(...) Gadi Algazi : Le 7 octobre a mis fin à la politique menée par les gouvernements israéliens successifs depuis 15 ans : reporter sans fin toute discussion sur la solution politique, en ne présentant aucune vision de l’avenir (« la paix ») au profit de ce qu’on appelait « la gestion du conflit ». C’était la démarche de toute la scène politique, y compris les partis soi-disant centristes et les restes des travaillistes.

Tous pensaient pouvoir ignorer impunément la question palestinienne. Cette vision s’est imposée après l’écrasement de la Seconde Intifada, avec la division des Palestiniens entre une Autorité affaiblie sur une partie de la Cisjordanie, les islamistes à Gaza et l’OLP en proie à une crise profonde. Benyamin Netanyahou n’est pas l’inventeur de cette politique : elle est l’héritage d’Ehoud Barak et d’Ariel Sharon qui affirmèrent ensemble qu’« il n’y avait plus de partenaire » et que le gouvernement israélien pouvait donc refuser de s’engager sur la fin de l’occupation puisqu’il n’y avait pas de leaders palestiniens avec lesquels négocier une solution politique

Sauf que mon analyse n’implique pas que la situation serait statique : elle a permis à Israël d’accentuer la colonisation de la Cisjordanie, d’y étendre son contrôle – pour y réaliser une annexion de larges zones et donc d’y pousser plus loin la dépossession. Elle lui a aussi permis de développer ses relations avec des dictatures arabes affichant leurs « relations spéciales » avec Israël. (...)

la stratégie israélienne comprend des campagnes militaires occasionnelles pour – c’est l’expression de nos généraux – « tondre l’herbe ». Ces destructions de masse débouchaient sur des cessez-le-feu et des accords secrets – incluant des transferts de fonds des « patrons » du Golfe au Hamas. Ce dernier a ainsi pu fortifier son emprise sur l’enclave de Gaza, réprimer l’opposition populaire comme toute alternative politique plus réaliste – à la satisfaction d’Israël. Si on limite notre analyse à Israël et à la Palestine, le bloc dirigeant d’Israël, y compris ses experts militaires, imaginait que cette situation pourrait durer longtemps.

Des opposants à l’occupation – une petite minorité – mettaient en garde contre le risque d’explosion massive produite par des années de répression, de siège de Gaza, bref de négation des droits collectifs des Palestiniens. (...)

À court terme, grâce à ces partis et à leur politique suprémaciste, Netanyahou a pu revenir au pouvoir alors qu’il était confronté à de graves accusations et avait perdu ses vieux partenaires de droite de « la loi et l’ordre ». Son style de domination monarchique, avec ses intrigues de cour, ses favoris successifs et ses drames familiaux, avait dressé contre lui de nombreux Israéliens républicains partageant pourtant sa vision politique expansionniste.

Des néofascistes comme Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich estimaient à juste titre que Netanyahou ferait tout pour rester au pouvoir. Tout en le soutenant, ils le provoquaient en proposant une vision plus radicale du colonialisme israélien. (...)

La survie personnelle de Netanyahou supposait une « fuite en avant » dans la radicalisation de la guerre, elle servait les objectifs radicaux des suprémacistes. Ils devinrent ainsi d’autant plus utiles pour Netanyahou, qui pouvait se présenter comme victime du chantage de Smotrich et Ben Gvir. Et ces derniers pouvaient, derrière le choc de Gaza, développer leur propre guerre quotidienne en Cisjordanie, terrorisant ainsi avec le soutien de l’armée les communautés palestiniennes les plus vulnérables, et devenir ainsi les vrais profiteurs de la radicalisation anti-palestinienne de l’opinion. (...)

nous ne devrions pas limiter notre analyse à la coalition gouvernementale et aux partis.

Le bloc dirigé par les colons organisés est la seule force politique israélienne qui a une claire vision de l’avenir. Ce mouvement est représenté dans plusieurs partis, mais ne coïncide avec aucun en particulier. Ainsi, les partis juifs ultra- orthodoxes, qui n’ont pas été partie prenante du mouvement colonisateur, le sont aujourd’hui.

Le grand projet politique des colons a connu trois phases :

 D’abord « 1967 » : dans les territoires conquis alors, il consolida les acquis de l’occupation à travers l’expansion, la colonisation et les expulsions de masse ;

 En deuxième lieu, pour conclure la campagne inachevée de « 1948 » : il mène une bataille quotidienne contre les citoyens palestiniens en Israël, qui même en tant que citoyens de seconde ou de troisième zone, conservent une représentation politique. (...)

 Et troisièmement, il arrache une hégémonie durable au sein de la société juive, en « conquérant les coeurs et les esprits », afin d’établir leur mainmise sur les institutions politiques en normalisant l’expression quotidienne de la supériorité raciste et ses explosions de violence.

Voici une vision claire d’un processus au sein duquel le colonialisme dur de la frontière l’a emporté sur un centre devenu trop libéral, individualiste et « faible » à leurs yeux. Quand ils affirment que les gens de Tel-Aviv ne sont « pas assez juifs », ils veulent dire qu’ils ne sont pas assez sionistes.

Conjuguées, ces trois dimensions forment un projet politique clair. D’autres partis israéliens, y compris le Likoud, n’ont pas de projet alternatif qui pourrait rivaliser avec celui du bloc des colons, a fortiori le défier. (...)

La répression militaire en Cisjordanie a pour but la consolidation de l’annexion et pourrait, dans les tractations avec Donald Trump, servir de contrepartie au cessez-le-feu à Gaza. Mais l’annexion de zones de la Cisjordanie pourrait n’être qu’une possibilité, accompagnée d’une expulsion de masse de leurs Palestiniens.

Les frontières peuvent évoluer selon les possibilités. Et que dire de l’expulsion de masse de Palestiniens de Gaza ? En évoquant leur possible réinstallation ailleurs, le terrible Oncle Sam a allumé le feu en Israël, et pas seulement parmi les colons radicaux. L’enclave a été détruite à un point tel qu’on pourrait même prôner un exode « volontaire ». Cela exigerait la coopération de régimes arabes que l’on sait pourtant soucieux de leur stabilité et de la solidarité populaire avec les Palestiniens. Mais leur dépendance économique vis-à-vis des États-Unis et leurs relations à long terme avec Israël pourraient les inciter à accueillir des Palestiniens « pour des raisons humanitaires ».

Même si cela ne concernait qu’un nombre limité de Gazaouis, ce serait un précèdent dangereux (...)

les crimes de guerre perpétrés par des forces palestiniennes le 7 octobre 2023 ont rajouté une couche supplémentaire de peur et de choc, exploitée par l’armée et le gouvernement : la terreur et la haine instillées parmi les Israéliens ont confirmé leurs préjugés racistes et miné radicalement tout espoir de coexistence, poussant ainsi l’opinion dans les bras du régime dont les politiques coloniales avaient débouché sur ce drame.

Pour un peuple exposé à la répression, le respect du droit international n’est pas un luxe. C’est la partie la plus forte qui se permet constamment d’ignorer les droits et de violer ces normes – j’ai vu cela depuis que j’ai appris à lire. Mais pour la partie oppressée, il est essentiel de les défendre vis-à-vis de la partie dominante. Ce n’est pas seulement une question humanitaire : elle concerne aussi la relation entre les formes de confrontation et de résistance et plus largement le projet d’émancipation. Cela ne réduit pas la responsabilité basique fondamentale d’Israël.

L’indifférence d’Israël face à la souffrance palestinienne découle d’un processus de déshumanisation bien antérieur au 7 octobre. Avec les accords d’Oslo, l’enclave de Gaza a disparu aux yeux de la plupart des Israéliens derrière la barrière érigée en 1996, bien avant le mur de séparation de la Cisjordanie.

Il y a enfin l’expérience des dernières guerres contre Gaza (2008-2009, 2012, 2014). La guerre en cours les a fait paraître limitées, mais elles ont préparé l’actuel bain de sang. Car elles ont entraîné de terribles souffrances pour les Gazaouis et alimenté, comme toutes les terreurs, la haine et le désir de revanche.

Du côté israélien aussi, ces conflits répétés ont habitué les gens à la « normalité » des hostilités précédentes et de leur barbarie. Ce long processus de « barbarisation » est inséparable du conflit colonial. Il affecte certainement mon peuple. Et il serait irréaliste d’imaginer que le peuple oppressé puisse être miraculeusement immunisé contre cette dérive. (...)