On savait les inspecteurs du travail en nombre insuffisant pour faire appliquer le droit. Mais même lorsque des procès-verbaux sont dressés contre des employeurs, ils sont souvent ignorés par les parquets. Rue89 Lyon révèle que le champion de cette discipline est le procureur de Lyon.
Après plusieurs mois d’enquête, un procès-verbal (PV), consulté par Rue89 Lyon, a été dressé par un inspecteur du travail. Il établit que ce travailleur était employé sur une toiture sans respect des règles de sécurité : la société aurait dû mettre en place des protections collectives ou individuelles. Elle aurait également dû mettre en place un autre calendrier pour les travaux.
C’est par une ouverture recouverte d’une simple protection de plastique mou que M. A. a chuté de six mètres en tentant de retenir une brouette de 35 kilos remplie du vieux revêtement bitumeux qu’il devait retirer.
Dans cette affaire, comme dans d’autres accidents du travail graves, l’inspecteur du travail a retenu ce qu’on nomme l’élément « intentionnel ». Celui-ci est constitutif d’un délit car, ici, il y a « manquement à une obligation de sécurité prévue par la loi ».
Malgré tout, le parquet de Lyon a classé l’affaire sans suite pour prescription, empêchant la victime d’obtenir justice sur un plan pénal. M. A. ne s’est jamais remis de ses cinq blessures. Il a depuis été reconnu travailleur handicapé. Des cas comme celui-ci sont malheureusement extrêmement fréquents.
75 % des PV de l’inspection du travail finissent aux oubliettes (...)
La palme du déni de justice pour le Rhône
L’explication ne tient pas à la piètre qualité des PV de l’inspection du travail. Sur cette période 2017-2022, on ne compte que trois relaxes. Selon plusieurs sources à la DDETS, la problématique porte sur le tri effectué par le parquet de Lyon, qui laisse dormir des procédures durant de longues années, ou les classe sans suite.
Au quotidien, les inspecteurs du travail font l’expérience de cette politique pénale qui ne se limite pas au Rhône et dure depuis au moins une vingtaine d’années. (...)
En 2008, la direction générale du ministère du travail (DGT) avait mis en place un observatoire des suites pénales des PV dressés par l’inspection du travail.En 2008, la direction générale du ministère du travail (DGT) avait mis en place un observatoire des suites pénales des PV dressés par l’inspection du travail. (...)
Sur 29 000 PV dressés de 2004 à 2009 sur le plan national, 60 % des suites étaient inconnues.
Depuis, cet observatoire a été mis en veilleuse, au grand dam des organisations syndicales de l’inspection du travail. Récemment, à la suite des Assises du ministère du travail et de l’emploi qui se sont déroulées en juin 2022, ces mêmes organisations syndicales ont demandé à la DGT de « relancer » cet observatoire. Pas de réponse. (...)
Alors, en attendant, les syndicats posent des chiffres et des analyses, département par département, pour sérier le problème. Rue89 Lyon a eu accès à des données compilées par la CGT. On y apprend qu’en Seine-Saint-Denis, deux tiers des PV relevés en matière d’accidents du travail ou de santé-sécurité ont été « classés sans suites » ou sont toujours « en enquête ». Dans le Bas-Rhin, entre 2012 et 2019, 51 % des PV toutes infractions confondues ont été « classés sans suite » ou sont « en attente ». De ces remontées il apparaît, pour le moment, que le Rhône détient la palme avec son taux de 75 %.
Or, cela ne va pas en s’arrangeant. Dans le département, les syndicats CGT et CNT ont analysé les six dernières années en deux périodes où l’on constate une dégradation de la situation (...)
Une question de politique pénale (...)
Plusieurs inspecteurs du travail nous disent ne pas avoir d’explications en direct avec un représentant du parquet, malgré leurs demandes (...)
Une des explications principales mises en avant sur les classements sans suite demeure la prescription. (...)
le parquet de Lyon poursuit sur la base du Code pénal et non sur celle du Code du travail. Sauf que… ce dernier est plus avantageux pour les salarié·es. Qui sont donc perdant·es dans l’affaire. (...)
« C’est un choix politique assumé par le parquet alors que la simple poursuite sur la base de l’article L.4741-1 du code du travail, sanctionnant toutes les infractions à la santé et sécurité au travail, permet d’avoir un délai de prescription de six ans. »
Or, l’appréciation de ce délai de prescription est fondamentale pour le devenir de l’affaire des salarié·es. Les enquêtes menées sur les lieux de travail sont généralement complexes et nécessitent plusieurs mois pour déboucher sur la rédaction d’un PV par l’inspecteur ou l’inspectrice du travail, vu la charge de travail qui leur incombe. (...)
Les incohérences du parquet (...)
Pour les syndicats, une « justice de classe » en marche (...)
Selon les derniers chiffres de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), la France compte 3,2 procureurs pour 100 000 habitants, soit le plus faible nombre de tous les pays du Conseil de l’Europe. En moyenne, ces États comptent 11,8 magistrats… Cela alors même que les procureurs français sont en charge d’un plus grand nombre de missions (...)
La victime laissée de côté (...)
Quand une réponse pénale est apportée, elle présente de plus en plus la forme d’une transaction pénale – autrement dit un accord financier entre l’administration du travail, le parquet et l’employeur – ou autres alternatives aux poursuites. (...)
Une audience spécifique pour l’inspection du travail
Au-delà d’une augmentation du nombre d’inspecteurs et d’inspectrices du travail et d’une meilleure communication entre le parquet et la DDETS, les organisations syndicales demandent la mise en place d’une politique pénale « réellement dissuasive parce que les patrons ne doivent pas être au-dessus des lois ». (...)
Le 13 mars, dans une lettre ouverte adressée au directeur de la DDETS du Rhône, la CGT a tiré les conclusions de cette politique pénale sur les agents : « La problématique des suites pénales données aux procédures des agents de contrôle contribue aussi au mal-être de bon nombre d’entre nous. Ne signifie-t-elle pas in fine que notre travail ne sert à rien ? » (...)