
E. Borne annonce des modules de formation obligatoires pour les élèves de 4e et de 2de. La “révolution” de l’IA à l’école procède de choix politiques et économiques auxquels ni les personnels ni les usager·es ne sont associé·es. Aucune évaluation des conséquences à court, moyen et long terme de ces choix pour le service public d’éducation n’est envisagée, aucun « principe de précaution ».
Si le grand public et le monde médiatique ont pu être frappés par les “innovations” annoncées par la Ministre de l’Éducation nationale1, les personnels qui vivent la déferlante IA de l’intérieur ne sauraient être surpris. En cette année scolaire 2024-2025, on ne trouve pas un plan académique de formation2 sans proposition pour « enseigner et apprendre à l’ère de l’IA ». S’y ajoutent les contenus en ligne de l’organisme public Canopé3, ainsi qu’un foisonnement d’initiatives de collègues, ou d’entreprises qui ont des produits à base d’IA à vendre. Autre signal fort : au sein de la DNE (Direction du numérique pour l’éducation), une Communauté de Réflexion en Éducation sur l’Intelligence Artificielle (CREIA) « a pour ambition de mettre l’innovation et l’intelligence artificielle (IA) au cœur des pratiques pédagogiques et des réflexions en éducation ».4
Cette obsession institutionnelle se lit aussi dans la lettre de saisine du Conseil Supérieur des Programmes de mars 2024 pour la refonte des programmes du Cycle 1 au Cycle 4. Il s’agit, pour les non-initié·es, de changer les programmes de tout l’enseignement primaire ainsi que du collège. N. Belloubet, dans sa commande passée à l’organisme chargé de proposer les nouveaux textes, appelle à « créer une culture de l’IA » à tous les niveaux et dans toutes les disciplines.5
Enfin, Clara Chappaz, issue du monde des startups, a été nommée « secrétaire d’État chargée de l’Intelligence artificielle et du numérique » auprès du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR) dans le gouvernement de Michel Barnier. (...)
Nous faisons donc face à une véritable offensive pour normaliser les IA dans les pratiques pédagogiques et dans les apprentissages. (...)
Ainsi donc, il n’y aurait pas d’alternative à un déferlement des IA dans l’éducation présenté comme une évolution naturelle, inarrêtable, et désirable.
Voix critiques
Mais si l’intelligence artificielle connaît aujourd’hui dans le monde un développement foudroyant, comme de nombreuses technologies développées depuis les débuts de l’ère industrielle, cela n’a rien à voir avec une tendance naturelle de l’humanité vers le « progrès » (qu’on n’arrête pas, évidemment).7 Le monde envahi par les IA est un projet politique et économique. L’IA telle qu’elle est développée perpétue les discriminations, aggrave les inégalités, détruit la planète et alimente un système d’exploitation global. C’est ce que rappelle le manifeste de la coalition HIATUS rendu public le 6 février, qui appelle à ne pas se résigner et exige « une maîtrise démocratique de cette technologie et une limitation drastique de ses usages, afin de faire primer les droits humains, sociaux et environnementaux ».8 (...)
Aucun des constats du manifeste ne figure au programme officiel du Sommet mondial sur l’IA qu’Emmanuel Macron est très fier d’organiser, et qui justifie aussi les annonces faites par Elisabeth Borne pour mobiliser l’Éducation nationale au service des ambitions présidentielles. Il y a fort à parier que les constats critiques portés par le manifeste ne figureront pas non plus dans les « modules » obligatoires de formation à l’IA promis aux élèves pour la rentrée 2025. Les retours de formations d’ores et déjà subies par un certain nombre de collègues le montrent. (...)
Des « besoins » largement créés par un marketing agressif des entreprises du numérique et une communication lénifiante de l’institution.
L’IA et son monde : une menace globale
Les IA génératives en particulier sont toutes entre les mains d’industriels, dont les intérêts et les objectifs sont opposés à ceux de l’École publique et des apprentissages émancipateurs. Les promoteurs eux-mêmes de l’IA dans une tribune qui au final relève plus de la menace que de l’avertissement, affirmaient que les IA « posent de graves risques pour la société et l’humanité »9. (...)
Ce ne sont pas là de petits « défis » que l’on pourrait écarter en quelques lignes, que l’on pourrait feindre de considérer avant de foncer tête baissée. C’est pourtant bien ce qui semble animer une bonne partie de notre gouvernement. Alors qu’il pratique l’austérité budgétaire en matière de culture et d’éducation, il est manifestement prêt à transférer des dizaines de millions d’euros d’argent public à des entreprises pour produire des applications au prétexte « d’aider » les professeur·es et/ou les élèves11. Sachant à quel point les métiers du service public d’éducation sont « valorisés » par les choix politiques d’E. Macron depuis 2017, il serait salutaire de se méfier de tant de sollicitude, de tant d’empressement à nous « libérer » de pans entiers de nos métiers.
Les transferts d’argent public promis ou déjà effectués correspondent à un discours institutionnel et médiatique qui revient à disqualifier le travail des personnels en survalorisant les IA, présentées comme une panacée pédagogique, et comme une libération qui leur ferait gagner du temps par l’automatisation de certaines tâches. Mais si nous « manquons de temps », c’est essentiellement parce que nous manquons de moyens humains, que nous avons trop d’élèves à prendre en charge pour accomplir un travail de qualité et émancipateur, et pour exercer notre métier en continuant à lui donner du sens. (...)
Le techno-solutionnisme ne permet que de voiler la dégradation des conditions de travail, en offrant une réponse à très court terme. A moyen et long terme, les IA constituent une opportunité de mécanisation des enseignements et de l’orientation, servant de levier à des suppressions massives de postes, aggravant les inégalités. Elles s’articulent aux formes de taylorisation de nos métiers déjà à l’œuvre à travers les évaluations standardisées et les soi-disant « bonnes pratiques ». Elles participent ainsi à des logiques managériales de morcellement et de dépossession.
La constance avec laquelle les promoteurs des IA dans l’éducation répètent qu’il ne s’agit pas de remplacer les professeur·es mais de les « assister », de « soutenir leur gestes professionnels » (E. Borne) devrait nous alerter. (...)
Dans un remarquable billet de blog intitulé « Pourquoi je n’utilise pas ChatGPT », Florence Maraninchi, enseignante-chercheuse en informatique, détaille une série d’arguments de différentes natures.13 Elle réfléchit notamment à ce que l’utilisation de l’IA peut avoir comme effets sur la perte de créativité. En tant qu’enseignant·es, nous exerçons une profession créative, un métier de conception. Comment pourrons-nous à l’avenir tirer la moindre fierté, le moindre sentiment d’accomplissement professionnel, du fait qu’une machine puisse faire ce que nous faisons depuis toujours sans elle ? Et que deviendrons nos métiers en grande partie automatisés : assistant·es d’IA ? coachs en gestion émotionnelle d’élèves perdu·es dans un système éducatif chaque jour plus déshumanisé ? ou en version dystopique : garde-chiourme pour que les élèves se tiennent sages en interagissant avec des applications ?
Tant qu’il n’aura pas été démontré scientifiquement qu’existent des IA qui ne participent à cette dévastation généralisée, doit donc prévaloir un principe de précaution : pas d’IA utilisée dans un cadre scolaire, sauf incontestable nécessité.