
Des milliers de km de tuyaux d’eau potable sont contaminés par un agent cancérigène, le CVM. Un problème connu depuis les années 1970. Des analyses inédites révèlent l’ampleur du scandale sanitaire et de l’inaction de l’État.
(...) Des révélations permises grâce à un lanceur d’alerte, le chercheur en sciences politiques Gaspard Lemaire. Il a obtenu — non sans mal — des milliers d’analyses d’eau auprès des autorités sanitaires. Les résultats, que Reporterre a pu consulter, montrent une pollution significative. Au total, 6 410 prélèvements d’eau potable sont contaminés par ce composé toxique, dans neuf régions [1]. De quoi parler d’un « scandale sanitaire majeur », selon le doctorant.
Un scandale sanitaire minimisé
Afin de bien saisir l’affaire, remontons quelques décennies en arrière. Le CVM est employé dans la fabrication d’objets en plastique PVC, en particulier les tuyaux. Or depuis les années 1930, les preuves de sa toxicité se sont accumulées. Jusqu’en 1987, quand le Centre international pour le cancer l’a classé comme cancérigène certain pour l’humain.
Malgré les alertes, « les producteurs de PVC se sont efforcés de dissimuler durant des années la toxicité du CVM et les dangers encourus par les travailleurs comme par les consommateurs », note Gaspard Lemaire dans un article. À partir des années 1960, ce plastique a inondé le marché des canalisations, en plein boum. En France, « l’adduction d’eau dans la partie ouest du pays n’est survenue que dans les années 1960-1970 », raconte Frédéric Blanchet, de l’Association scientifique et technique pour l’eau et l’environnement (Astee). Beaucoup de hameaux, de fermes isolées ont été raccordés à cette époque-là.
Dans les années 1980, de nouveaux procédés de fabrication ont permis d’éliminer la majeure partie du CVM dans le PVC. Mais le mal était déjà fait. Le ministère de la Santé estime à environ 140 000 km le linéaire de canalisations en PVC posé avant 1980 ou dont la date de pose est inconnue [2]. « C’est considérable », remarque Franco Novelli, de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR).
« Les législateurs ont gravement manqué de diligence » (...)
Ce n’est qu’en 1998 que l’Union européenne a fixé un seuil à ne pas dépasser pour le CVM dans l’eau potable : 0,5 microgramme par litre (µg/L).
Puis, « alors que l’État français aurait dû mettre en place des mesures visant à éviter ces dépassements, la première campagne systématique visant à détecter la présence de [cette substance] dans l’eau ne date que de 2011 », indique le chercheur. (...)
en 2007, le gouvernement a pris un arrêté qui prévoit enfin la mise en place d’analyses des eaux potables. Mais la première mission de détection du composé toxique dans les réseaux n’a été menée qu’en 2011, nous a affirmé l’Astee, qui a participé à ce programme. Des recherches tardives, qui ont confirmé les craintes des autorités.
Depuis une dizaine d’années, les signaux rouges se sont ainsi multipliés. Des habitants ont découvert du jour au lendemain qu’ils ne pouvaient plus consommer l’eau du robinet, comme Reporterre le racontait en 2017. Des communes se sont retrouvées à devoir distribuer de l’eau en bouteille. En urgence, des syndicats des eaux ont ouvert les vannes de leurs canalisations et mis en place des purges pour vider les réseaux des eaux contaminées [3]. Bref, c’est le branle-bas.
Des petites communes laissées-pour-compte
Mais pas question de laisser s’ébruiter le scandale ! Comme Reporterre l’a raconté, les habitants sont souvent peu ou pas informés de la pollution. Et les autorités sanitaires renâclent à livrer leurs analyses. (...)
6 410 non-conformités ont été identifiées entre 2014 et 2024 dans neuf régions. Les dépassements de limites de qualité atteignent jusqu’à 1 400 fois le seuil fixé par la réglementation européenne. Avec des disparités fortes entre territoires : en Normandie, 11 % des prélèvements d’eau se sont révélés non conformes, alors que ce taux tombe à 0,5 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur. (...)
Globalement, les petites communes en bout de réseau sont les plus affectées, car l’eau ayant tendance à stagner dans les canalisations se charge en CVM (...)
Des solutions trop coûteuses
Comment expliquer une telle attitude des pouvoirs publics ? Nous avons posé la question au ministère, qui estime — comme nous l’avons écrit plus haut — avoir réagi dès 2007. Soit neuf ans après l’adoption de la directive européenne sur ce sujet. Dans son courriel, l’exécutif indique aussi être allé « plus loin que la réglementation européenne », qui ne requiert pas de prélèvements ni d’analyses poussées de l’eau potable. Pour le reste, il nous renvoie vers les collectivités propriétaires des réseaux, « en charge des travaux nécessaires en cas de présence de CVM ». En clair : circulez, il n’y a rien à voir.
Pour Frédéric Blanchet, de l’Astee, la prise de conscience (tardive) des autorités s’explique par un manque d’expertise : « Dans le domaine de l’eau, il existe une barrière analytique : on ne peut évaluer que ce qu’on sait analyser, indique-t-il. Pendant longtemps, on ne savait pas quantifier du CVM à 0,5 µg/L. » Autant chercher une aiguille dans une botte de foin sans bonnes lunettes.
L’expert se souvient aussi du « flou total » à la fin des années 2000, quand il est apparu urgent de traiter cette contamination (...)
les solutions sont coûteuses et difficiles à mettre en place.
« C’est vraiment un casse-tête »
« Quand on constate des dépassements répétés de la limite de 0,5 µg/L, l’eau est déclarée non conforme, et on a trois ans pour gérer le problème, détaille Franco Novelli. On peut diluer l’eau contaminée, distribuer de l’eau en bouteille, purger les canalisations… Mais à terme, la seule solution, c’est de remplacer les tuyaux. »
Or cette dernière — et unique — solution prend du temps, beaucoup de temps. Il faut d’abord déterminer les canalisations à risque à l’aide de modèles informatiques complexes, puis effectuer une série de prélèvements. (...)
Le changement d’un kilomètre de canalisation coûte entre 50 000 et 200 000 euros selon la configuration des lieux, d’après les chiffres transmis par le ministère.
Une somme colossale, que les petites communes rurales — principalement concernées — n’ont généralement pas. (...)
malgré les promesses du président Macron, les aides ne sont pas à la hauteur. « Le plan eau n’a pas eu d’effet sur le terrain, constate l’édile. Les Agences de l’eau ont des moyens en baisse, le Fonds vert se réduit peu à peu et les dotations des départements ne sont pas systématiques. » Face à ce mur d’investissement, les pouvoirs publics semblent tentés par la stratégie de l’autruche. (...)
déjà : 31 octobre 2017⬇️
lire aussi :
Alerte au CVM, le composé qui empoisonne l’eau des campagnes
Le chlorure de vinyle monomère, un plastique, est un cancérogène connu de longue date. Et que l’on retrouve dans des kilomètres de canalisations d’eau, desservant près de 600.000 personnes en France : une eau dangereuse pour la santé. Enquête sur un péril silencieux. (...)
« Cette pollution touche surtout les zones rurales, les maisons isolées, plutôt dans l’Ouest et dans le Nord » (...)
En 2005, l’Agence nationale de santé (Afsa) estimait que pour 100.000 personnes exposées durant leur vie au chlorure de vinyle à des doses supérieures ou égales à 0,5 μg/l, on pourrait craindre 4 à 5 cancers du foie directement liés. Quant au lien entre le CVM et les autres tumeurs hépatiques plus répandues (7.600 cas par an pour le carcinome hépatocellulaire), rien n’est avéré, mais « il pourrait être un facteur de risque ». C’est peu, mais suffisant pour inquiéter le gouvernement, qui demande des contrôles de présence du CVM dans l’eau potable dès 2007. (...)
Car, si le risque paraît mince, le nombre de personnes potentiellement exposé pourrait être élevé. « Les canalisations posées avant 1980 représentent environ 50.000 km de conduite, soit 5% du linéaire national », indique l’Institut de veille sanitaire, qui chiffre à « moins de 600.000 » le nombre d’habitants concernés par la pollution. Donc, plusieurs centaines de milliers de Français boiraient depuis plus de cinquante ans une eau présentée comme potable, mais qui contient en fait une substance cancérogène. Gloups. (...)
Flairant le scandale, le ministère de la Santé a fait passer en 2012 une circulaire sur les modalités de repérage des canalisations et de gestion du risque sanitaire lié au CVM. Il a demandé aux Agences régionales de santé de procéder à des contrôles dans les zones à risque. Car les données manquent cruellement : la présence du CVM n’était pas du tout évaluée avant 2007, et les tests effectués depuis « ne permettent pas de détecter les non-conformités », comme le précise la circulaire gouvernementale. (...)
« Si elle n’avait pas secoué le cocotier, on n’aurait jamais rien su »
Depuis trois ans qu’elle enquête à sa manière sur le sujet et tente d’alerter ses concitoyens, Anne Coullouette s’est souvent vu reprocher d’être « une parano » : « On me fait régulièrement remarquer que j’affole mes voisins pour rien », observe-t-elle, amère. À ses côtés, Bernadette Hubert voit Anne comme une lanceuse d’alerte : « Si elle n’avait pas secoué le cocotier, on n’aurait jamais rien su. L’eau n’a aucun goût ni aucune odeur particulière, pourtant, elle n’est pas bonne à boire. Et les contrôles ne sont pas faits dans chaque maison, alors comment savoir si on est concerné quand on vit en zone rurale ? »
À Douchy, la mairie a opté pour une autre solution : après avoir distribué un litre d’eau par personne sous forme de bouteille plastique, elle a préféré installer une fontaine publique sur une des places du village. La centaine d’habitants concernés par la contamination au CVM est invitée à venir remplir ses bidons, « comme au bon vieux temps ». « C’est la promenade quotidienne à la claire fontaine », plaisante Philippe Simond-Côte, qui regrette cependant la frilosité des élus : « Chacun semble penser que ce n’est pas si grave, puisqu’on vit avec cette pollution depuis plusieurs décennies et que personne n’en est mort. » Sauf qu’entre l’exposition au CVM et l’apparition d’une tumeur hépatique, 50 ans peuvent s’écouler. (...)