
Dans une récente interview à la revue Ballast, le philosophe et économiste Frédéric Lordon aborde la question des violences infligées aux migrantes et aux migrants en concluant qu’il est illusoire de lutter pour la liberté de circulation. Lui plaide pour des frontières « plus intelligentes ». Au passage, il met en cause le journaliste indépendant Olivier Cyran, accusé de tenir sur le sujet des positions déraisonnables. Dans un contexte de forte mobilisation sociale et de vive confusion politique, ce dernier se saisit de cette perche pour questionner le rapport de la gauche aux frontières et la stratégie périlleuse de sa principale composante, la France insoumise.
Dans L’Homme qui n’a pas d’étoile, de King Vidor, il y a cette scène où un éleveur de bétail conseille au cow-boy solitaire joué par Kirk Douglas d’utiliser du fil de fer barbelé. En entendant ce mot, le héros se raidit, ses traits se durcissent. « Qu’est-ce qui ne va pas ? », demande l’éleveur. Et Kirk de lui répondre sèchement : « Je n’aime pas ça, ni celui qui s’en sert. »
On repensait à cette réplique, l’autre jour, en voyant les images de soldats américains en train de dérouler sur les rives du Rio Grande des kilomètres de bobines de barbelé concertina – variante autrement plus redoutable, avec ses lames de rasoir conçues pour trancher jusqu’à l’os, que le gros barbelé à pointes inventé en 1874 par un fermier prospère de l’Illinois [1].
C’est le même modèle qui borde la rocade menant au port de Calais, où il couronne un tentaculaire lacis de clôtures et de détecteurs à rayonnement infra-rouge. Dans le Pas-de-Calais, sa fonction consiste à stopper les saute-frontière et, s’ils insistent, à leur infliger des lacérations que les médecins sur place comparent à des blessures de guerre. (...)
Un spectre hante la gauche : le « No border »
On s’est surpris à y repenser encore, par ricochets, en parcourant le très long entretien accordé à Ballast par Frédéric Lordon. Au cours de cet exercice en trois volets, consacré en sa partie centrale à valider la stratégie d’accès au pouvoir de la France insoumise, l’économiste hétérodoxe s’attaque entre autres à la question des migrantes et des migrants, en laissant entendre que les violences qu’ils et elles endurent feraient l’objet d’une attention excessive ou trop moralisante de la part d’une partie de la gauche.
La « pensée militante » serait mieux employée à se fondre dans la « dynamique à gauche » incarnée avec prestance par Jean-Luc Mélenchon qu’à bassiner tout le monde avec nos histoires de barbelés, de duvets confisqués par la police et de centres de rétention qui débordent, puisque, souligne Lordon, « il ne devrait pas être nécessaire de dire qu’au premier chef, ce qui est insoutenable, c’est le sort objectif fait aux migrants. Car d’abord ce devrait être suffisamment évident pour qu’on n’ait pas à le dire. »
Dans le champ de mines à fragmentation de la « vraie » gauche, la voix de Frédéric Lordon ne compte pas pour du beurre. Ses analyses sur la crise de 2008 ou sur le garrottage de la Grèce ont permis à des milliers de cancres en économie dans mon genre d’y voir plus clair sur le fonctionnement des banques, des institutions qui les gavent et des calamités qu’elles provoquent. Quand il passe à la débroussailleuse les fausses évidences du « système des prescripteurs » et raille leur « radicale incapacité de penser quoi que ce soit de différent », on boit volontiers du petit lait.
Mais les efforts d’imagination qu’il mobilise pour concevoir des alternatives à l’ordre économique dominant ne paraissent plus de mise quand il s’agit des frontières. À rebours de la hardiesse qui l’avait conduit par exemple à appeler à la fermeture de la Bourse, Lordon prêche sur ce sujet la conservation de l’existant et sa répugnance pour les « No border », appellation qu’il s’abstient de définir, mais sous laquelle il semble ranger les quelques effronté.e.s qui, considérant la criminalité d’État instituée par les frontières, oseraient mettre en doute leur bien-fondé intrinsèque.
Nous sommes quelques-uns en effet à considérer que les frontières physiques – non pas celles qui se volatilisent devant les capitaux et les marchandises, mais celles qui repoussent, blessent ou tuent les voyageurs sans visa au moyen d’un nombre toujours croissant de policiers, de garde-côte, de mercenaires, de fichiers d’empreintes digitales, de capteurs biométriques, de détecteurs de chaleur humaine ou de systèmes de surveillance satellitaire – ne constituent pas nécessairement l’horizon indépassable de la condition humaine, et qu’il y a lieu peut-être d’envisager leur démontage. (...)
Chacun l’aura remarqué, ce point de vue n’occupe pas une place écrasante dans le débat public. S’il inspire un certain nombre d’actions militantes courageuses et salutaires, il ne bénéficie d’aucune espèce de visibilité dans le champ médiatique, politique ou intellectuel. En fait il n’est même jamais énoncé, encore moins discuté.
D’où notre étonnement de voir Lordon s’en emparer brusquement pour s’efforcer de le disqualifier davantage, comme s’il y avait péril en la demeure. À ses yeux, remettre en cause la légitimité des frontières, c’est dégringoler tête en avant dans un « néant de la pensée » – le mien, en l’occurrence, puisque je me retrouve nommément visé dans ce passage.
Les frontières, nous enseigne-t-il, ne sont pas mauvaises en soi. Elles sont, point barre. Elles peuvent d’ailleurs « prendre des formes extrêmement variées, des plus haïssables [...] jusqu’à de plus intelligentes. » Comment s’y prendre pour améliorer le QI d’une clôture ou d’une patrouille de Frontex, Lordon ne le précise pas – c’est sans doute, là aussi, « suffisamment évident pour qu’on n’ait pas à le dire ».
On se contentera de prendre pour acquis que les frontières intelligentes font de bien belles choses, qu’elles « encouragent même circulation et installation, mais n’abandonnent pas pour autant l’idée d’une différence de principe entre intérieur et extérieur ». On est ravi de la nouvelle et on voudrait bien les connaître, ces murs de qualité qui allient gentillesse et attachement aux principes éternels.
En quoi elle consiste au juste, la « différence de principe entre intérieur et extérieur », Lordon ne le précise pas non plus, mais on ne jurerait pas qu’elle n’ait rien à voir avec ces quinze migrants qui viennent de mourir de faim et de soif à bord d’un canot qui dérivait depuis douze jours au large des côtes libyennes. Ou avec ce sans-papiers guinéen forcé par un agent de la Police aux frontières de Beauvais de se mettre à genoux et de lui lécher ses chaussures.
Mais attention, nous avertit le philosophe : le problème viendrait surtout de ces énergumènes qui voudraient détruire les frontières et jeter le barbelé avec l’eau du bain. (...)
Comme dit la chanson, « on lâche rien, on lâche rien ». Pourtant nous vivons une époque où on lâche beaucoup, au contraire, et même de plus en plus. Au cours de ces dernières années, par épluchages successifs, le périmètre de la gauche n’a cessé de se ratatiner. Quantité de références que l’on croyait l’apanage des tromblons réactionnaires ont percé son épiderme idéologique, nation, patrie, armée, police et fanion bleu-blanc-rouge n’y sont plus des cibles, mais des fétiches. « Oui, j’aime mon pays, oui, j’aime ma patrie ! Et je suis fier d’avoir ramené dans nos meetings le drapeau tricolore et la Marseillaise », proclame Jean-Luc Mélenchon [3].
On lâche tout, on lâche tout, et c’est là que Lordon jaillit pour nous enjoindre de lâcher plus encore. L’internationalisme hérité de l’histoire du mouvement ouvrier, sans parler du rudimentaire principe de solidarité entre les abimé.e.s de ce monde, ne seraient plus que des breloques bonnes à remiser sur un napperon en dentelle. Ne dites plus « prolétaires de tous les pays, unissez-vous », dites plutôt « prolétaires de tous les pays, soyez gentils, restez chez vous ».
À quoi s’ajoute que la question des frontières est devenue au fil de ces derniers mois un redoutable sac à embrouilles, débordant sur d’autres épineuses questions, liées notamment aux choix stratégiques de la France insoumise.
Au point où on en est, ce n’est peut-être pas du luxe de le vider, ce sac, et de démêler un peu les désaccords, non-dits et quiproquos qui s’y sont accumulés, non par goût pour la chamaille, mais dans l’espoir d’éviter que « No border » devienne irrémédiablement un gros mot. (...)
Quand, le 19 septembre, le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) sonne une nouvelle fois l’alarme en qualifiant de « cauchemardesques » les conditions de détention dans les camps libyens, personne à Rome, Paris ou Berlin ne bronche. Un mois plus tôt, le décompte de l’Organisation internationale des migrations (OIM) évaluant à dix-sept mille le nombre de morts en Méditerranée depuis 2014 – estimation basse – n’avait pas non plus soulevé d’émotions particulières.
Opération guillemets pour les « forces de progrès »
Entre parenthèses : à l’heure où j’écris ces lignes, on apprend que l’Aquarius, immobilisé dans le port de Marseille, ne reprendra plus la mer. Pourquoi ? Parce qu’après après avoir été privé de son pavillon panaméen sur intervention de l’Italie et avec la complicité des autres pays européens, le navire de sauvetage a échoué à se trouver un pays d’attache.
Alors que le plus pourri des cargos poubelle peut battre pavillon sans la moindre difficulté, on s’arrange pour refuser ce droit à un bateau dont la fonction consiste à secourir des naufragés. Pestiféré, l’Aquarius, pour la seule raison qu’il sauve des vies. Que pareille obscénité se déroule sous nos yeux sans que nul ne moufte en dit long sur l’accoutumance de nos sociétés à la noyade de masse comme outil de gestion des flux migratoires. (...)
Pour se sortir de la position délicate où les place l’initiative de Politis-Regards-Mediapart, Jean-Luc Mélenchon et ses amis vont accuser ses initiateurs de vouloir démolir les frontières, ce patrimoine-de-l’humanité-que-nous-chérissons-tant. Un passage dans le manifeste va leur en fournir l’occasion : « Il est illusoire de penser que l’on va pouvoir contenir et a fortiori interrompre les flux migratoires. À vouloir le faire, on finit toujours par être contraint au pire. La régulation devient contrôle policier accru, la frontière se fait mur. »
On pourrait pinailler sur sa formulation, mais le constat est juste. N’importe quel exilé à la rue vous le confirmera : l’État a beau lui construire des barrières électrifiées, le traquer avec un détecteur à battements cardiaques ou l’empêcher à coups de tonfa de se poser sur un bout de trottoir, tant qu’il respire il continuera de se glisser par un trou de souris. Les frontières tuent, mutilent, séparent, mais elles ne dissuadent pas les candidats au voyage de tenter leur chance. Pour prétendre le contraire, il faut vraiment ne rien connaître au sujet.
Toute la misère du monde dans la tête
Mais, sur son blog, Jean-Luc Mélenchon s’indigne : affirmer qu’elles n’ont pas l’efficacité qu’on leur attribue « revient à dire que les frontières ne sont plus assumées. Ce n’est pas du tout notre point de vue. Nous croyons au bon usage des frontières. »
La suite est de toute beauté : « Notre rapport aux frontière n’est pas idéologique. Il est concret dans un monde où celles-ci n’ont cessé d’exister que pour le capital et les riches et où nous avons l’intention de les rétablir contre eux. Disons-le clairement, nous ne sommes pas d’accord pour signer à propos d’immigration un manifeste “no border”, ni frontière ni nation. Nombre de nos amis les plus chers qui ont signé ce texte disent à présent n’avoir pas repéré cette phrase que les rédactions “no border” ont su placer. »
Il faut relire ce passage lentement pour en apprécier le numéro de patinage artistique : invoquer la lutte contre « le capital et les riches » pour justifier le maintien d’un dispositif qui sert surtout à stopper les pauvres.
Par souci de conférer un semblant de logique à cette acrobatie, on assimilera ensuite les initiateurs du manifeste, décrits par ailleurs comme vendus à la macronie (ou, variante, à l’oligarchie), à des anarchistes échevelés qui planquent de la dynamite dans leurs tiroirs. Edwy Plenel, patron de Mediapart et ancien comparse moustachu d’Alain Minc et de Jean-Marie Colombani à la tête du Monde, et qui sur le tard en a surpris plus d’un par ses prises de positions plutôt dignes, mais pas farouchement révolutionnaires pour autant, a dû s’en sentir tout ragaillardi. François Ruffin n’a pas fait tant de politesses quand il a déclaré sur France Info le 13 septembre : « On ne peut pas dire qu’on va accueillir tous les migrants, ce n’est pas possible. »
Voilà encore le genre de fausse évidence que, pour paraphraser Chomsky, on met trois secondes à balancer et une demie heure à démonter. D’abord, c’est qui, « tous les migrants » ? Faut-il entendre : tous les migrants du monde et de la galaxie ? Tous ceux qui se noient à nos portes ? Tous ceux qui n’en sont pas encore mais qui, dans un coin de leur tête, caressent l’idée qu’un de ces jours ils iraient bien eux aussi faire un petit tour sur les Champs-Élysées ? Croit-il que la planète entière attend dans les starting-blocks de se précipiter en France, sa « patrie », comme il l’appelle ? Sur invitation de qui, de ces hérétiques « No border » qui auraient squatté l’Élysée ? Et que veut dire « on ne peut pas », si l’on s’abstient de préciser tout ce que l’on peut, et tout ce que l’on doit ?
Mais les esprits ont déjà été si bien préparés en amont pour recevoir ce genre de poncif épongé à gauche comme à droite – à commencer par le fameux « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » de Michel Rocard – que nulle objection ou demande de précision ne lui a été opposée, en tout cas par le préposé de France Info. L’« unanimisme moral » qui inquiète tant Frédéric Lordon ne triomphe pas toujours, apparemment. (...)
Comment un penseur habituellement aussi affuté que Lordon peut-il noircir des pages et des pages et donner des interviews pour ridiculiser un texte en faveur de l’accueil des migrants, mais ne rien dire de la façon dont s’organise leur non-accueil, ou de la manière dont les chaînes d’information nous conditionnent à tenir pour raisonnable de laisser les gens crever ? Pourquoi son camarade, pourtant biberonné à la critique des médias, ne prend-il pas un moment en direct pour gifler la question de son intervieweur (« alors, vous êtes pour accueillir tous les migrants ? »), mais choisit au contraire d’en conforter les biais par une réponse digne d’un ancien notable du Parti socialiste (« mais bien sûr que non, quelle idée ! ») ? Parce que l’on décide que les migrants, ce n’est pas du « social », on peut s’affranchir de toute critique des représentations dominantes ?
Ces questions, à vrai dire, ne sont pas nouvelles (...)
Penser l’impensable
Alors on va nous dire : ok, très bien, mais vous avez pensé à ce qui se passerait si on l’abattait les frontières pour de bon ? Ce serait l’invasion ! Le grand-remplacement ! Notre marché du travail et notre système de protection sociale n’y survivraient pas ! En réalité, quand on se penche un tantinet sur l’affaire, on est surpris de constater que les conséquences d’une telle mesure ne seraient pas nécessairement aussi apocalyptiques que le bon sens commun le voudrait. Comparées aux effets du système actuellement en vigueur, il y a même de fortes chances qu’elles s’avéreraient bénéfiques, pas seulement pour les non-Français.e.s ou les non-Européen.ne.s, mais pour tout le monde.
C’est ce qui ressort par exemple d’un recueil du Gisti paru en 2010, Liberté de circulation : un droit, quelles politiques ?. Ses auteurs ne sont pas des anarcho-autonomes armés de barres à mine, mais des chercheurs, juristes, économistes, politologues, le genre de personnes à qui d’habitude l’académie des savants prête l’oreille. En dix chapitres, ils explorent le scénario d’une abrogation des frontières et tentent d’en évaluer le coût politique, économique et social. Évidemment, les paramètres pris en compte à l’époque ne correspondent pas complètement à la situation actuelle. Aucune expertise, aussi sérieuse soit-elle, ne saurait par ailleurs être tenue pour parole d’évangile.
Il n’en demeure pas moins que le fruit de leur travail paraît suffisamment probant pour que l’on se donne au moins la peine de ne pas ignorer sa conclusion. Laquelle se résume à peu près à ceci : pour « contrer les politiques actuelles d’emmurement du monde et les tentatives d’assignation à résidence des populations du Sud », il n’y a pas trente-six solutions. Soit l’on s’accommode de ces politiques, soit l’on se décide enfin à régler son sort à l’institution qui les matérialise – ou, du moins, à considérer cette option autrement que par le mépris (...)
Si Lordon et celles et ceux qui partagent sa façon de voir pouvaient admettre que les frontières ne sont pas nos amies et que l’idée de leur suppression mérite au moins d’être pensée, à défaut d’être partagée, ce serait déjà un immense progrès.
Le barbelé, un marché qui ne connaît pas la crise
Cette affaire peut paraître théorique, voire totalement déconnectée d’un monde réel où, d’après les sondages, une majorité de Français estiment qu’il y a déjà trop d’étrangers dans leur pays, et où le spectre de frontières réduites en petits tas de cendres fumantes déclencherait certainement des émeutes, et pas seulement à l’extrême droite. Elle a pourtant, des implications politiques tout à fait concrètes.
À force de condescendance pour le « No border », le dirigeant ou le stratège sont assez logiquement conduits à se détourner de la question, à la juger accessoire par rapport aux « enjeux sociaux bien de chez nous ». Ce faisant, ils passent à côté d’un aspect du sujet auquel la gauche, y compris dans sa version empatriotée, gagnerait à s’intéresser urgemment : le coût politique, économique et social des frontières, non en tant que concept, mais dans leur forme réelle et contondante. Laquelle se caractérise non seulement par ses effets homicides sur les populations de l’extérieur, mais aussi par l’extension d’un système de contrôle qui menace les droits et les libertés de celles vivant à l’intérieur. (...)
Quand la frontière va, tout va
Il est tout de même troublant à cet égard que la France insoumise, d’ordinaire si prompte à dénoncer Bruxelles et l’oligarchie, accorde aussi peu d’attention au complexe sécuritaro-industriel qui enfle et prospère sous nos nez. (...)
La Commission européenne vient ainsi d’annoncer la mise en place à titre expérimental d’un système de « détecteurs de mensonge » aux frontières, testé en ce moment même sur quatre points de contrôle en Lettonie, Grèce et Hongrie. Cette merveille d’innovation, brevetée par des informaticiens de l’Université de Manchester sous le nom startuppesque de « iBorderCtrl », prétend « discerner parmi trente-huit micromouvements imperceptibles à l’œil nu les déclarations mensongères des voyageurs en filmant leurs visages à l’aide d’une webcam ».
C’était peut-être l’occasion de dire un mot du déluge de supervision technologique qui crible nos allées et venues, celles des étrangers comme des autochtones. Au lieu de quoi, on préfère gourmander ces affreux gauchistes qui veulent cisailler des clôtures.
Alors, oui, on a bien compris que, dans la configuration politique présente, un leader de gauche qui battrait campagne pour l’abrogation des frontières n’aurait pas tellement plus de succès qu’en 1997, sans doute même un peu moins. Le réalisme, on sait ce que c’est, on nage dedans comme tout le monde. Mais est-ce vraiment trop attendre du parti de la « révolution citoyenne » qu’elle considère la chasse aux migrants et la débauche de moyens de coercition qui la rend possible comme un sujet politique à part entière ?
D’autant qu’à rebours du modèle occidental, des exemples concrets existent qui mériteraient d’être portés à la connaissance de l’opinion. L’Ouganda, par exemple, mène une politique d’ouverture des frontières qui se traduit par la présence sur son territoire de près d’un million et demi de réfugiés, majoritairement soudanais et congolais. Sa législation dans ce domaine force le respect : migrantes et migrants, qui continuent d’affluer en nombre, disposent d’un droit d’accueil et d’installation automatiques. Chaque ménage, à son arrivée, reçoit de l’État un terrain de 2500 mètres carrés, dont la mise en culture peut lui permettre de subsister à ses besoins.
L’Ouganda est pourtant classé parmi les vingt pays les plus pauvres du monde, avec un PIB par habitant trente fois inférieur à celui de la France. Si, par ailleurs, ses dirigeants corrompus n’inspirent pas nécessairement la plus vive sympathie, l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR) a félicité en février 2018 le « gouvernement et le peuple de l’Ouganda, qui manifestent depuis des décennies une hospitalité et une générosité extraordinaires en partageant leurs terres et leurs ressources ». Il serait intéressant d’y regarder de plus près, pour vérifier si ces mesures n’obéiraient pas à des considérations plus prosaïques, liées par exemple à leurs effets positifs pour la collectivité.
Homme blanc et angle mort
Autre cas stimulant, l’Équateur. (...)
Pendant ce temps, en Europe, la course à l’innovation dans le domaine de la surveillance aux frontières n’a pas fait passer de mode les herses et les barbelés, bien au contraire. (...)
Et la politique d’externalisation, rien à en dire non plus ? Tous ces accords passés par l’UE avec des États comme le Soudan, l’Érythrée ou le Niger (sans parler évidemment de la Libye), afin qu’ils empêchent leurs habitant.e.s de partir et nous épargnent la tâche de les stopper nous-mêmes ? Ces centaines de millions d’euros dépensés par l’Europe pour armer les garde-frontières de pays parmi les plus pauvres au monde et financer des régimes qui laissent un nombre incalculable de candidats au voyage mourir de soif dans le désert – tout cela ne serait donc pas un sujet digne de considération pour un parti aussi à cheval sur les questions de souveraineté ?
Même si, dans le cas présent, il s’agit moins d’un abandon de souveraineté que d’une vassalisation, ou d’une prestation de service, pourquoi une gauche soucieuse d’« éducation populaire » ne prend-elle pas un peu de temps pour expliquer à l’opinion de quoi il retourne ? (...)
Si les tribuns de la FI ne parlent jamais de ces choses, ou si peu, c’est sans doute parce qu’ils sont confrontés à deux problèmes. Le premier, c’est qu’ils pensent que les « petits Blancs » qui peinent à remplir leur frigo sont nécessairement racistes et qu’on jouerait perdant à leur tenir un discours offensif sur le sujet. On préférera, comme le député Alexis Corbière, poster sur les réseaux sociaux une photo de sa paire de pantoufles tricolores. Ou crier au scandale lorsqu’une étudiante voilée a le malheur d’accéder à un poste de responsabilité dans l’appareil du syndicat Unef, comme s’y sont astreints plusieurs ténors de la FI en mai dernier.
Parmi les personnes engagées dans les réseaux de solidarité avec les migrants, il y a des gens qui vivent correctement, mais aussi des précaires, des chômeuses, chômeurs, smicardes, paysans, immigrés. Spéculer sur une xénophobie instinctive des classes populaires, ce n’est pas se faire d’elles une bien haute opinion, ou peut-être ne pas les connaître aussi bien qu’on le prétend.(...)
Au milieu d’une Europe tétanisée, en proie à une amputation générale du droit d’asile et à une inflation effrénée des moyens de contrôle, de surveillance et de répression, on ne voit pas bien comment la France insoumise, une fois au pouvoir, s’y prendrait pour appliquer ses propres préconisations.
Peut-être bien, au fond, que son réformisme prudent et imprécis dans ce domaine n’est pas tellement plus « réaliste » que l’abominable radicalité des « No border » – laquelle, redisons-le, a au moins le mérite d’être cohérente.
Et cela ne s’arrange pas quand la FI, pour se redonner une contenance sur sa patinoire programmatique, s’accroche à cet autre argument de béton : plaider pour l’accueil des réfugiés reviendrait à consentir aux raisons pour lesquelles ils ont quitté leur pays. (...)