La solidarité avec la Palestine est devenue un délit. Vouloir l’exprimer par la parole, l’écrit ou la manifestation, est passible de convocation policière, de condamnation pénale ou d’interdiction préalable. Tous les démocrates devraient s’en inquiéter.
(...) Des préfets aux parquets en passant par les policiers, le gouvernement a donc fait passer la consigne : afficher sa solidarité avec la Palestine est un délit potentiel.
Tandis que ne sont aucunement inquiétés les excès des ultras de la cause israélienne, dont le député LR Meyer Habib se fait le bruyant porte-parole, le moindre soupçon d’ambiguïté vis-à-vis des actions du Hamas ou de la légitimité d’Israël sert de prétexte pour faire taire, intimider ou stigmatiser les voix militantes de la cause palestinienne, promptement accusées de terrorisme ou d’antisémitisme. (...)
une suspicion générale qu’amplifient les médias de masse, radio et télévision, aux mains de propagandistes d’extrême droite grâce à l’impunité audiovisuelle dont bénéficie le groupe Bolloré dans le camp présidentiel. Mais elle déborde bien au-delà jusqu’à être relayée par des figures politiques se réclamant de l’opposition de gauche socialiste, dont certaines n’hésitent d’ailleurs pas à l’exprimer sur ces mêmes chaînes dévolues à la haine du musulman, de l’Arabe et de l’immigré.
La Palestine sert ici d’énième prétexte pour banaliser ces thématiques discriminantes en assumant l’importation en France d’un conflit de civilisation, où Israël serait une bastille occidentale face au péril islamiste. Loin du bruit médiatique, il faut imaginer les conséquences muettes et silencieuses pour les concerné·es, pas forcément militants, encore moins radicaux, que tous ces mots et tous ces actes blessent au plus profond de leur être.
Au point qu’ils se sentent désormais exclu·es de leur propre pays ; tellement grande est leur solitude en l’absence d’indignation massive et de solidarité étatique face aux stigmatisations qu’ils vivent. Bientôt en librairie sous l’intitulé La France, tu l’aimes mais tu la quittes (Seuil), une vaste enquête sociologique sur la diaspora française musulmane montre que des milliers de Français et Françaises ont déjà quitté leur pays, depuis la terrible année des attentats de 2015 (lire cette récente enquête du Monde).
Polémiques récurrentes sur les tenues des élèves musulmanes, sanctions administratives contre des lycées privés musulmans, intolérance vis-à-vis du jeûne du ramadan dans le football : en s’en tenant aux seuls derniers mois, c’est peu dire que cette persécution est devenue banale, acceptée par la plupart des courants politiques. La diabolisation des engagements en faveur de la cause palestinienne s’y ajoute, moyen polémique de jeter, s’il en était encore besoin, un peu plus d’huile sur le feu. Un feu qui se répand depuis si longtemps déjà, dans une sinistre indifférence. (...)
Car les interdits qui, aujourd’hui, frappent l’expression de la solidarité avec la Palestine s’inscrivent dans la continuité de la décennie écoulée. Déjà, à l’été 2014, le pouvoir socialiste incarné par François Hollande et Manuel Valls s’était saisi de la précédente guerre d’Israël contre Gaza pour porter atteinte aux libertés fondamentales par des interdictions préalables de manifestations. Mais aussi pour installer l’assimilation à une renaissance de l’antisémitisme de toute critique du sionisme, en tant que mouvement national juif ayant dénié ses droits au mouvement national palestinien (lire mon parti pris à l’époque).
Depuis, il y eut les rengaines sur l’islamo-gauchisme, la chasse au wokisme universitaire, la théorisation d’un « djihadisme d’atmosphère ». En 2020, la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France marquait un saut dans la répression de l’auto-organisation des populations ciblées par ces campagnes. En 2021, un cran supplémentaire fut franchi avec le vote de la loi contre le séparatisme dont on a rapidement compris, avec l’invention de l’« écoterrorisme » contre les activistes écologistes, qu’elle viserait toute dissidence. (...)
dérive qui, en définitive, ruine non seulement la démocratie, en violant ses libertés fondamentales, mais surtout abîme la France, en humiliant la diversité de son peuple. La référence historique qui convient est le maccarthysme états-unien du début des années 1950 – par ailleurs homophobe et antisémite. Il instaura une ignominieuse « chasse aux sorcières » visant tout ce qui pouvait être suspecté de compromission avec le communisme. Oui, tout : idées, engagements, créations, œuvres, écrits, biographies, professions, relations, amitiés, fréquentations, etc.
En France, mais aussi en Allemagne comme en témoigne la scandaleuse censure à Berlin de Yánis Varoufákis, un nouveau maccarthysme s’installe, prenant en otage le drame vécu par Palestiniens et Israéliens pour faire taire toute interrogation dérangeante sur le cours périlleux du monde, sur le respect universel de l’égalité des droits, sur la violence de toute colonisation, sur les exigences d’un droit international, sur le surgissement de barbaries au cœur des civilisations, sur les indifférences et les aveuglements qui mènent aux catastrophes, etc.
La politique de la peur (...)
Que seul un veto solitaire des États-Unis ait empêché, cette semaine, la reconnaissance de l’État de Palestine comme membre de plein droit des Nations unies, résume cet engrenage fatal où la force aveugle se révèle l’aveu d’une faiblesse.
Car c’est évidemment la non-résolution de la question palestinienne qui est à l’origine de cette situation éminemment périlleuse où se joue la paix du monde. Tant qu’il ne sera pas mis fin à l’injustice durable, ancienne, réitérée et répétée, faite au peuple palestinien, tant que ne sera pas reconnu par les dirigeants israéliens son droit à vivre dans un État souverain après qu’il eut subi en partie l’expulsion de 1948, puis la colonisation depuis 1967, aucun des deux peuples ne pourra vivre en sécurité pour lui-même, encore moins en sérénité avec l’autre.
L’histoire ne s’est pas arrêtée au 7 octobre 2023, pas plus qu’elle ne s’est immobilisée le 11 septembre 2001. La « politique de la peur » voudrait nous enfermer dans un présent éternel, figé sur la date d’un massacre qui serait sans cause, sans histoire, sans contexte. Interdisant l’explication, la complexité et la sensibilité, elle est une sommation à ne plus penser librement et différemment, ce que résume l’exigence d’inconditionnalité qui signifie le renoncement à toute critique. (...)
Par-delà leurs différences et leurs divergences, toutes les forces qui se revendiquent d’une démocratie vivante et pluraliste devraient donc, d’une même voix, unie et ferme, exiger que cette solidarité puisse s’exprimer librement.