
L’autoroute A69, entre Toulouse et Castres, suscite une opposition croissante. La paléoclimatologue respectée, membre du Haut Conseil pour le climat, explique pour la première fois pourquoi elle demande au gouvernement de renoncer à ce projet.
(...) Mediapart : Pourquoi avez-vous pris position contre l’autoroute A69 ?
Valérie Masson-Delmotte : La première chose, c’est l’avis de l’Autorité environnementale de 2022 que j’ai lu en entier, et qui m’a plongée dans une réflexion sur l’inadéquation des études environnementales par rapport à ce type de projet. Notamment par rapport aux gains de temps de déplacement que permettrait cette autoroute, qui sont très limités. Je suis utilisatrice d’une voiture électrique, je constate que la meilleure utilisation est de rouler à 110/115 kilomètres-heure. Avec cette vitesse, le gain de temps sur cette autoroute serait très limité. Or on va vers une électrification du parc. Donc cette question va se poser.
Autour de moi, beaucoup de personnes ont pris le temps de se renseigner sur le projet et sont perplexes, car elles écoutent d’un côté les arguments en faveur du désenclavement de ce territoire, et de l’autre, regardent les arguments de son impact environnemental ainsi que les enjeux de foncier agricole.
Quels sont les problèmes environnementaux posés par cette autoroute ?
Ce type d’aménagement contribue à une vision de la mobilité concentrée sur une vitesse élevée en voiture thermique. Or plusieurs problèmes se posent. Il y a le sujet des arbres [de nombreux arbres centenaires ont été abattus par le chantier – ndlr]. (...)
Autre point : l’argument de la compensation. On détruit des arbres anciens qui hébergent toute une vie, avec différentes espèces qui y trouvent refuge, pour les remplacer par un, deux, trois, quatre, cinq jeunes arbres mais sans se poser la question de toute la vie qu’on y détruit. (...)
Par ailleurs, en termes d’aménagement du territoire, les études que j’ai lues montrent que ce type d’infrastructures contribue à éloigner les personnes de leurs lieux de travail, augmente les déplacements au quotidien, contribue à la destruction du foncier agricole au profit de l’habitat pavillonnaire près des entrées des autoroutes. (...)
Pour protéger le climat, faut-il arrêter de construire des autoroutes en France ?
Je n’ai pas une vision binaire, pour ou contre. Il y a plusieurs enjeux à prendre en compte : la préservation du foncier agricole à proximité des villes et d’un système alimentaire soutenable, ainsi que la protection des écosystèmes, notamment des zones humides. Je crois que certains aménagements de l’A69 sont prévus dans des zones exposées aux risques d’inondation. Je ne suis donc pas certaine que les conséquences d’un climat qui change aient été complètement intégrées. En 2016, à la suite de pluies extrêmes en juillet, des débordements se sont produits près de la Loire, et des cours d’eau ont inondé des voies d’aménagement. (...)
Tout cela illustre la faiblesse du cadre du droit (...)
J’ai entendu la présidente de Région dire qu’il y aura des bus à hydrogène. Mais quel type d’hydrogène ? Faire rouler des bus à hydrogène sur de nouvelles autoroutes ne va-t-il pas accaparer de l’électricité bas carbone pour un usage peu efficace par rapport à d’autres usages de substitution aux énergies fossiles ? Si on fait de l’hydrogène vert avec de l’électricité bas carbone, c’est pour arrêter d’utiliser des énergies fossiles, pas pour ajouter de la dépense énergétique qui entre en concurrence avec un système ferroviaire défaillant. (...)
J’aimerais donc bien savoir si la viabilité de ce projet a été évaluée en tenant compte de tous ces sujets : aléas climatiques, évolution de la demande d’énergie, implications pour le territoire. Et ce que je crois comprendre, c’est que cela n’a pas été fait. En ce sens, cette autoroute A69 est emblématique d’un mode de décision hérité du passé, qui ne permet pas de construire la résilience et la décarbonation du futur dont nous avons besoin. (...)
Quand on regarde la vidéo des élus du territoire en défense de l’autoroute, il n’y a que des hommes qui s’expriment. Ça montre selon moi l’importance dans cette histoire des rapports de force dans la société : les acteurs économiques, BTP, logistique d’un côté, la société civile de l’autre.
Ce sont les mêmes questions que posent le zéro artificialisation nette, l’interdiction des passoires thermiques, le stockage de l’eau en surface pour l’agriculture. Il y a des projets structurants qu’on ne peut plus mener à bout. On est parti pour avoir une hausse de plus de 3° à la fin du siècle s’il n’y a pas de sursaut. Ce serait une catastrophe. Notre adaptation n’est pas à la hauteur des enjeux. (...)
Je suis extrêmement inquiète de la mise en danger des gens qui font la grève de la faim et de la soif. C’est atroce d’avoir à en venir à une situation de ce type pour poser des questions de fond. Ces personnes ont des proches qui ont besoin d’elles.
Ce qui compte, c’est d’infléchir la décision maintenant, de penser les choses autrement pour trouver ce qui permet de concilier une économie viable, des opportunités d’emploi, la sobriété et l’efficacité énergétiques, plutôt que de passer en force et de construire le plus vite possible une infrastructure qui ne sera plus possible dans quelques années. (...)
En mon âme et conscience, compte tenu des enjeux à agir et à changer d’échelle d’action pour le climat, je ne peux pas rester silencieuse par rapport aux questions que pose ce projet. Et je ressens une grande inquiétude face à l’incapacité dans notre société à avoir un dialogue approfondi afin de construire une vision partagée, viable à long terme.