
Tous les combats doivent être menés en même temps, selon Élisée Reclus, géographe libertaire, anarchiste, féministe et végétarien. Le géographe Roméo Bondon dédie un livre à la « solidarité terrestre » du penseur.
Grand voyageur, géographe visionnaire, militant socialiste puis anarchiste, Élisée Reclus (1830-1905) fut l’un des savants majeurs du XIXe siècle, dont la renommée fut comparée de son vivant à celle de Jules Verne et Alexander von Humboldt.
Après une relative éclipse au XXe siècle, ses textes font l’objet d’un regain d’intérêt — militant et académique — depuis quelques années. Dans un petit livre publié le 22 août, Élisée Reclus et la solidarité terrestre (éd. Le Passager clandestin), Roméo Bondon, lui-même géographe, présente la vie et l’œuvre de cet intellectuel avant-gardiste, agrémenté de plusieurs extraits à la tonalité écologiste. (...)
Reporterre — Peut-on considérer Élisée Reclus comme un précurseur de l’écologie politique ?
Roméo Bondon — Il en est une racine intellectuelle assez évidente. Il faut toutefois se méfier des termes anachroniques. Si Élisée Reclus est contemporain du biologiste Ernst Haeckel, qui est à l’origine de l’écologie scientifique, le terme « écologie » était encore peu employé à son époque et pas du tout dans le sens d’écologie politique.
Pour autant, l’historien Serge Audier parle d’Élisée Reclus comme d’un « précurseur de l’éco-anarchisme ». Et, c’est vrai qu’il avait des positionnements et des pratiques par ailleurs très minoritaires au sein du milieu socialiste, en étant notamment féministe et végétarien. Certains théoriciens socialistes se prononçaient bien en faveur de la « cause des femmes », mais la particularité de Reclus était de ne pas faire de hiérarchisation entre les luttes et de penser la nécessité de mener tous les combats en même temps. Il ne considérait pas que l’émancipation des femmes procéderait naturellement de celle des travailleurs, par exemple.
Et sur les animaux, il émet des critiques avant-gardistes sur le sort qu’on leur réserve dans la société industrielle. (...)
Ce n’est pas un marginal : il est très inséré dans les réseaux de géographes et fait partie de la Société de géographie de Paris. (...)
À côté de cela, il a aussi une approche de terrain. C’est un très grand voyageur, qui réalise des descriptions fines des milieux et des personnes qu’il rencontre. Là où l’écologie de Haeckel développe la connaissance des interactions entre les animaux et leur environnement, la géographie d’Élisée Reclus, qu’il nomme géographie sociale, y ajoute une dimension humaine et une capacité d’action des individus sur leur environnement. Elle s’intéresse aux relations entre les sociétés humaines et leurs milieux. (...)
Il se disait lui-même « anarchiste quoique géographe, géographe quoiqu’anarchiste ». Il ne prétendait pas à la neutralité, mais travaillait avec une remarquable rigueur intellectuelle.
La géographie n’a jamais été une discipline neutre. Il ne faut pas oublier qu’elle constituait à l’époque une arme du pouvoir. Elle avait de très fortes relations avec la colonisation, notamment lorsque de prétendus déterminismes géographiques ont été mis en avant pour expliquer l’évolution des sociétés et, de là, la supposée supériorité de certaines civilisations sur d’autres.
Reclus s’est toujours inscrit en faux contre la naturalisation des processus sociaux (...)
Il est aussi à l’origine du concept d’entraide, que l’on connaît davantage pour être associé à Pierre Kropotkine et son livre « L’Entraide, un facteur de l’évolution », publié en 1902.
Reclus et Kropotkine se sont beaucoup fréquentés, notamment en Suisse, où ils ont été tous les deux en exil, et sont devenus amis. Ils ont forgé ensemble le concept d’entraide après avoir été très influencés par Charles Darwin et sa théorie de l’évolution. Alors que beaucoup ont insisté, après Darwin, sur la recherche de la survie individuelle comme moteur de la sélection naturelle, Reclus et Kropotkine ont souligné de leur côté le rôle également important joué par l’entraide entre individus et entre espèces pour leur survie mutuelle. (...)
Il écrit qu’il n’y a aucun progrès sans régression partielle, ce qu’il appelle les « régrès ». Il est important, pour Reclus, de retrouver ce lien sensible au vivant. Il regrette la perte d’une culture antérieure, où on laissait les animaux parler et où, surtout, les humains « savaient écouter ». Cela fait écho, en creux, à certains développements de la pensée du vivant aujourd’hui, lorsque Nastassja Martin et Baptiste Morizot [respectivement anthropologue et philosophe] évoquent « le retour du temps du mythe », par exemple.
Élisée Reclus n’est pas pour autant clairement anti-industriel. Il est critique d’une certaine industrialisation, d’une partie de l’urbanisation et de la transformation de l’environnement, mais peut aussi louer ces dynamiques lorsqu’elles profitent au plus grand nombre. Sa définition du progrès est centrée sur ce concept d’entraide. (...)
Après la Commune, les milliers de morts du côté des insurgés, Élisée Reclus est emprisonné dans des conditions déplorables puis est exilé. Ce qui domine alors chez lui est le dégoût pour une humanité qu’il voit comme hideuse — ce qu’il écrit au début d’Histoire d’une montagne. Au même moment, il perd sa femme ainsi que l’enfant qu’elle portait. Se relever de tout cela paraît inimaginable, mais il le fera pourtant. Comment ?
Plusieurs choses : le travail, sa sensibilité à la montagne, aux paysages, ses filles et les amitiés indéfectibles entre exilés après le massacre de la Commune, qui ont été un soutien très important pour Reclus en Suisse. Il a témoigné d’une confiance sans cesse renouvelée dans la lutte, dans le fait qu’il n’y avait de toute manière rien d’autre à faire que de continuer à lutter, avec une sorte d’enthousiasme stoïque.
Cohabitent chez lui la satisfaction pour les petites victoires, pas à pas, gagnées sur toute forme de domination, et l’ambition de viser l’humanité toute entière. (...)