
La Commission européenne est catégorique : pour lutter contre le dérèglement climatique, la technique de capture et de stockage du dioxyde de carbone (CO₂) sera indispensable. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Où en est le déploiement de cette technologie ? Et quels freins l’entravent ? Décryptage.
Pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, il faudra compter sur la capture et le stockage du dioxyde de carbone (CO₂) : voilà un des messages forts du rapport publié début février 2024 par la Commission européenne, qui porte sur les grandes orientations de la gestion du carbone industriel en Europe1. Selon l’instance européenne, le captage et le stockage de carbone (CCS pour carbon capture and storage) sera indispensable pour absorber, chaque année, environ 280 millions de tonnes de CO₂ d’ici à 2040 et environ 450 millions de tonnes d’ici à 2050. C’est dire si Bruxelles mise sur cette approche !
Mais voilà : comme l’a souligné la revue scientifique Nature dans un article2 publié quelques jours plus tard, la dépendance de l’Union européenne vis-à-vis de cette technologie n’est pas sans danger… Et pour cause : le déploiement du CCS bute sur plusieurs obstacles... (...)
Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, le Giec table sur deux grandes solutions : la diminution des émissions, via la réduction des consommations d’énergie, une utilisation plus efficace de celle-ci et le remplacement progressif de la plupart des ressources fossiles (pétrole, gaz…) par des énergies décarbonées (solaire, éolien, nucléaire et marémoteur) ; le retrait de CO₂ des fumées industrielles, voire directement de l’air.
Mais cette dernière approche peine à décoller – la plus grande installation en service à ce jour n’est capable de capter que 4 000 tonnes de CO₂ par an, une goutte d’eau comparée aux émissions planétaires annuelles –, contrairement au retrait du carbone directement dans les fumées industrielles. (...)
« Selon la plupart des experts, si les pièges de carbone naturels peuvent réduire de 80 % les émissions résiduelles d’ici à 2050, le CCS sera indispensable pour les 20 % restants », relève Jacques Pironon, directeur de recherche au laboratoire GeoRessources4 de Nancy , impliqué dans la recherche sur le CCS.
Des cheminées au sous-sol
Concrètement, le CCS vise à capter le CO₂ contenu dans les fumées industrielles, directement en sortie des cheminées, puis à le stocker dans le sous-sol. En pratique, « le CCS comprend trois étapes majeures : le captage, le transport et le stockage du CO₂, qui reposent sur des technologies spécifiques », (...)
De fait, le CCS n’est pas une technologie nouvelle : « dès les années 1990, l’Europe a soutenu énormément de projets de recherche pour tester des pilotes », raconte Jacques Pironon, qui a collaboré au début des années 2010 à l’évaluation de la première chaîne industrielle intégrée de captage-transport-stockage de CO₂ sur Terre testée en Europe : le pilote développé par TotalEnergies, sur son site industriel de Lacq, dans le Sud-Ouest de la France. « Aujourd’hui, il existe au total 41 projets de chaînes entières de CCS dans le monde. Mieux : un premier projet de transport et stockage européen commercial va bientôt être fonctionnel : le site norvégien de Northern Lights, qui vise à stocker 1,5 million de tonnes de CO₂ par an sous la mer du Nord à partir de 2024 puis 5 millions de tonnes à partir de 2026 », se réjouit Florence Delprat-Jannaud. (...)
Or voilà, tempère aussitôt l’experte, « à ce jour, on capte seulement environ 45 millions de tonnes de CO₂ par an. Alors que, dans dix ans, il faudrait en capter entre 50 et 100 fois plus pour atteindre la neutralité carbone ». D’où la nécessité de déployer le CCS à très large échelle. (...)
Lors de travaux publiés en 20216, l’équipe de Xavier Arnauld de Sartre, directeur de recherche au laboratoire Transitions énergétiques et environnementales7, à l’université de Pau, a identifié plusieurs types de freins en étudiant les cas précis d’une dizaine de projets de stockage européens, au travers des articles de presse et des travaux de sciences sociales.
Des freins sociétaux, techniques, mais aussi politiques
Premier résultat intéressant : il est apparu que le déploiement du CCS est entravé par sa faible acceptabilité par les populations. (...)
Le refus des populations vient en partie des potentiels risques de la technique : le risque de séismes lors de l’injection du CO₂, si elle est réalisée trop rapidement, ou le risque de fuite de ce gaz. » Or selon le Giec, « la séquestration géologique est fiable avec des taux de fuite globaux inférieurs à 0,001 % par an ». Toujours d’après les travaux de l’équipe de Xavier Arnauld de Sartre, une autre source des difficultés du CCS est le manque de maturité de cette technologie. (...)
Ainsi, au niveau de la capture, « il est encore nécessaire d’améliorer l’efficacité des techniques actuelles et de réduire leur coût, notamment en termes de consommation d’énergie » (...)
Enfin, les travaux de Xavier Arnauld de Sartre et de ses collègues mettent en lumière plusieurs autres freins forts qui ralentissent le déploiement du CCS : « un non-alignement des différents acteurs impliqués, concernant les technologies et les stratégies de développement à utiliser ; l’absence de modèle économique précisant qui va payer pour le stockage ; et enfin, le faible portage politique du CCS... » Concernant ce dernier point, lors d’autres recherches en cours de publication, l’équipe en est venue à la conclusion qu’« à cause de la désindustrialisation de la France et du développement important de l’énergie décarbonée avec le nucléaire, l’État n’a que peu parié sur la décarbonation ». Or, observe Florence Delprat-Jannaud, « pour lutter contre le changement climatique, on n’aura pas le choix : il faudra déployer à grande échelle le CCS. Et vite ! ».