
Les chiffres des féminicides et des violences conjugales sont désespérément stables. L’historienne Christelle Taraud explique pourquoi, et comment les pics de mobilisation féministe suscitent souvent une violence décuplée à l’égard des femmes.
#MeToo, le combat continue : c’est le titre de l’ouvrage collectif de Mediapart, publié récemment aux Éditions du Seuil et consacré à la révolution féministe qui agite le monde depuis l’automne 2017 et le lancement du fameux mot-dièse sur les réseaux sociaux. Depuis, toutes les sociétés ont été agitées de débats, de controverses et de prises de conscience nouvelles. Pour les comprendre, nous avons demandé à des chercheuses de témoigner de ce moment politique particulier.
Christelle Taraud est historienne, spécialiste des questions de genre et de sexualité dans les espaces coloniaux, et enseigne notamment dans les programmes parisiens de l’université Columbia et de l’université de New York. Elle a dirigé Féminicides, une histoire mondiale (La Découverte, 2022). Elle revient notamment sur les chiffres des féminicides et des violences conjugales, désespérément stables. (...)
Christelle Taraud : Déjà, des poches échappent encore à la politique de prévention des féminicides, comme les zones rurales. Les femmes y sont trop souvent abandonnées. L’accès à l’information manque. Mais le problème essentiel réside dans le fait que le seul horizon d’attente est la logique répressive. Or les féminicides sont le produit d’une histoire très ancienne : ils ne sont qu’une manifestation paroxystique du système d’écrasement des femmes forgé à l’aube de l’humanité. (...)
L’objectif de ces violences, c’est bien la réaffirmation de la hiérarchie des genres. (...)
Pour les éradiquer, il faut mettre en place une société qui repose sur des valeurs radicalement différentes et qui tourne massivement le dos à la violence. (...)
traiter du viol comme si celui-ci pouvait être dissocié du harcèlement, de l’inceste, des crimes féminicidaires – participe de la stratégie de l’agresseur : cela évite de mettre en lumière leur aspect systémique commun. (...)
Tuer une femme apparaît comme plus grave que la traiter de « salope ». Cela procède pourtant de la même logique structurante de la masculinité hégémonique. (...)
on comprend peu à peu que certaines femmes sont surexposées aux violences : celles en situation de handicap, racisées ou travailleuses du sexe. Tout cela est en train de nous exploser au visage. (...)
L’État est patriarcal, ses institutions le sont aussi. La police et la justice sont des fraternités agressives qui reposent sur des connivences virilistes. Même la présence de personnes issues des minorités ou de femmes ne résout rien, car nous vivons dans un monde structuré par la masculinité hégémonique. (...)
c’est toute la société qui doit se mettre en branle. Envoyer des hommes en prison ne suffira pas. (...)
Si la formation consiste à dire « taper c’est mal », « tuer c’est mal », cela ne suffira pas. Il faut que la société française soit engagée dans un vaste processus de déconstruction. On ne va pas éteindre un incendie avec un verre d’eau.
Je sens pourtant une sidération collective dans la société d’aujourd’hui. Les femmes prennent conscience de la gravité de la situation. Mais on ne fait encore, d’une certaine manière, que « gérer la misère ». (...)
on ne règle aucun des problèmes. On ne vit pas ensemble, on vit, au mieux, les uns à côté des autres et, au pire, les uns contre les autres, en acceptant que les valeurs de la masculinité hégémonique soient structurantes de notre monde commun alors qu’elles nous abîment, à des niveaux très profonds, autant individuellement que collectivement.
Editions du Seuil : #MeToo. Le combat continue