L’anthropologue est décédé le 25 mars. Il y a une dizaine d’années, il avait publié « Penser à droite », une tentative d’identifier les invariants des courants qui œuvrent à la reproduction de l’ordre établi.
(...) Dans son introduction, Emmanuel Terray disait « convenir que beaucoup des espérances qui nous portaient, mes camarades et moi, durant les années 1960-70, ont été déçues ; que nombre de nos prévisions ont été déjouées ; que souvent nos calculs se sont révélés faux ». D’où l’intérêt de faire preuve de modestie et d’aller soulever le capot intellectuel du camp adverse, pour comprendre sa force autant que ses contradictions.
Un geste d’autant plus intéressant qu’avec la fin des grandes idéologies, la convergence des politiques gouvernementales et la confusion entretenue par les responsables politiques eux-mêmes, à force de stratégies de « triangulation » et de brouillage des repères, il est devenu banal d’entendre que l’opposition droite/gauche ne ferait plus sens. (...)
Le pari d’Emmanuel Terray a consisté, sans nier cette pluralité ni l’apport de toutes les typologies qui ont été proposées, à identifier « un socle commun, un corps d’axiomes », un « lexique » récurrent dans la manière dont les droites ont appréhendé des conjonctures variables. En d’autres termes, il s’est mis en quête d’invariants de la pensée de droite.
De manière assez remarquable, ceux qu’il a dégagé – notamment autour du « réalisme », de « l’ordre », de la « hiérarchie » et de « l’inégalité » – représentent bien l’envers des invariants de gauche que d’autres intellectuels ont tenté d’identifier. (...)
Plutôt que d’isoler un critère unique de différenciation entre droite et gauche, Emmanuel Terray s’est évertué à reconstruire la manière dont s’articulent les axiomes récurrents à droite depuis la modernité politique. Il ne prétendait pas qu’il en découlait un système cohérent – une des forces de la droite étant justement d’accommoder des contradictions significatives. Mais son tableau final pointait bien vers la dévalorisation voire le rejet du principe de rectification, comme de la notion d’égalité. (...)
« Au total, la pensée de droite apparaît comme une pensée de l’acquiescement », écrivait Terray à propos de sa prétention au réalisme. Il ne s’agit pas d’une acceptation tous azimuts des événements, mais plutôt d’un primat donné au « fait accompli », aux rapports sociaux institutionnalisés, considérés tout bonnement comme naturels, ou légitimes du fait même de leur durée, le passage de l’épreuve du temps étant pris pour un gage de pertinence. (...)
Terray a bien montré comment ces conceptions sous-tendent une « adhésion [inconditionnée] à l’autorité ». (...)
Le bouc émissaire étranger/musulman, ou plus récemment l’épouvantail wokiste (projection imaginaire d’une coalition de toutes les minorités vengeresses), sont les figures contemporaines du « même cri [qui] se fait entendre depuis plus de deux siècles : les barbares sont à nos portes ». « La vigilance des sentinelles de l’ordre ne doit jamais se relâcher, commentait Terray, mais en période de crise [et nous y sommes], leur angoisse et leur détestation atteignent un paroxysme. »
L’anthropologue concluait son livre par l’hypothèse d’une béance toujours plus difficile à combler entre les désordres du (néo)libéralisme et les « valeurs du conservatisme social ». (...)
Un enjeu crucial, une fois admis la pluralité des droites et des gauches, est de savoir s’il existe une asymétrie entre leurs socles communs respectifs, du moins dans leur capacité à susciter l’adhésion populaire. Si oui, a-t-elle toujours existé, est-elle en train de s’accentuer ? Emmanuel Terray ne répondait pas à ces questions dans son essai, mais appelait ironiquement ses « lecteurs de droite » à ne pas s’inquiéter : « Il y aura toujours un ordre établi à défendre, et vous pourrez jouer le rôle qui vous est cher jusqu’à la fin des temps. »