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Mediapart
Au Cambodge, un important projet de compensation carbone viole les droits d’un peuple autochtone #HRW
#compensationcarbone #CO2 #Cambodge #autochtones #inegalites #spoliations
Article mis en ligne le 5 mars 2024
dernière modification le 3 mars 2024

Human Rights Watch a enquêté dans une réserve forestière créée pour vendre sur les marchés le carbone stocké par ses arbres. Des communautés chong ont été expulsées de leurs terres et ne bénéficient pas des retombées financières du projet, révèle l’ONG.

C’est une forêt tropicale étalée sur près d’un demi-million d’hectares. Dans le sud du Cambodge, le massif des Cardamomes est l’un des trente-six « points chauds » de la biodiversité mondiale et renferme une soixantaine d’espèces menacées, comme l’éléphant d’Asie, l’ours malais ou la panthère nébuleuse.

Depuis janvier 2015, le gouvernement cambodgien et l’organisme de conservation Wildlife Alliance (créé par l’Américaine Suwanna Gauntlett, héritière du géant pharmaceutique Upjohn) ont décidé de protéger cette vaste zone forestière grâce à la compensation carbone.

Sous l’égide d’un mécanisme onusien lancé en 2008 et nommé REDD+ (Réduction des émissions de gaz à effet de serre dues à la déforestation et à la dégradation des forêts), l’objectif est de mettre en vente, sur le marché international, des crédits carbone en échange de la protection de cet espace forestier. En somme, une entreprise, pour compenser ses émissions de CO2, peut acheter du carbone stocké par les arbres de la forêt des Cardamomes. La firme peut ensuite déduire ce CO2 de son bilan carbone. (...)

ce projet de compensation carbone, considéré comme l’un des plus importants au monde, a fait l’objet d’une enquête de deux ans menée par Human Rights Watch (HRW). Dans un volumineux rapport qu’elle publie jeudi 29 février, l’organisation dévoile que le projet a été mis en œuvre au détriment des communautés autochtones chong qui vivent dans la région depuis des siècles.

Human Rights Watch a recueilli de nombreux témoignages qui démontrent que ce projet de compensation carbone a démarré deux ans et demi avant qu’ait été demandé « le consentement préalable, libre et éclairé » des familles chong. Par ailleurs, plusieurs habitants chong de ce territoire ont rapporté des faits d’expulsion et d’arrestation par la police cambodgienne pour avoir pratiqué l’agriculture sur leurs propres terres, ou prélevé des produits forestiers traditionnels tels que de la résine d’arbre.
Des expulsions de force

Southern Cardamom REDD+ englobe vingt-neuf villages, comptant plus de 16 000 habitant·es, dont onze où vivent des communautés autochtones chong, qui dépendent essentiellement de l’agriculture vivrière.

Human Rights Watch a interrogé quatre-vingt-onze personnes dans vingt-trois de ces vingt-neuf villages, ainsi que trois représentants du gouvernement, sur une période de deux ans. L’organisation a également analysé des images satellite, des cartes topographiques, des rapports d’audit puis a rencontré le ministère de l’environnement cambodgien, Wildlife Alliance et d’autres acteurs privés impliqués dans ce projet de compensation carbone.

Dans son rapport, HRW souligne dans un premier temps que Southern Cardamom REDD+ a démarré officiellement le 1er janvier 2015, soit trente et un mois avant la consultation des habitant·es chong de cette forêt. Ce n’est qu’en août 2017 que les premières consultations locales ont été menées. (...)

Par ailleurs, six familles chong ont déclaré à Human Rights Watch avoir été « expulsées de force » des terres qu’elles cultivaient habituellement par les gardes forestiers et le personnel de Wildlife Alliance. « Dans les cas d’expulsion documentés, rien n’indique que les habitants ont reçu en contrepartie d’autres terres agricoles, une aide humanitaire ou une indemnisation, ce qui a de graves répercussions sur les moyens de subsistance de ces familles », rapporte l’organisme de défense des droits humains.

Human Rights Watch précise aussi que les autorités cambodgiennes ont arrêté et emprisonné trois membres de la communauté chong pendant neuf mois, sans leur donner accès à un avocat, pour avoir pratiqué l’agriculture ou prélevé des produits forestiers. (...)

Enfin, dans deux villages, les communautés chong ont rapporté que Wildlife Alliance et des gardes forestiers effectuaient des perquisitions arbitraires « Ils [Wildlife Alliance] ne se soucient pas de notre identité autochtone, a confié à Human Rights Watch un habitant chong de la commune de Chumnoab. Ils ne nous ont jamais demandé la permission parce que, de leur point de vue, ils ont déjà un accord avec le gouvernement. »

Chargée de plaidoyer à Human Rights Watch, Myrto Tilianaki explique à Mediapart : « Beaucoup de peuples autochtones, et notamment ici les Chong, ne bénéficient pas de titres fonciers pour les terres ancestrales qu’ils cultivent. La procédure pour obtenir un document officiel de propriétaire foncier est onéreuse et complexe en vertu de la loi cambodgienne. Officiellement, les terres appartiennent donc à l’État du Cambodge. »
Des communautés autochtones spoliéespour les dissuader de collecter entre autres de la résine des arbres, traditionnellement récoltée par les Chong.

Deux habitants chong ont déclaré qu’en 2018 et 2021 des patrouilles composées de gardes forestiers, de gendarmes et d’employés de Wildlife Alliance les ont arrêtés et maltraités alors qu’ils recueillaient de la résine dans la zone du projet. (...)

« Ils [Wildlife Alliance] ne se soucient pas de notre identité autochtone, a confié à Human Rights Watch un habitant chong de la commune de Chumnoab. Ils ne nous ont jamais demandé la permission parce que, de leur point de vue, ils ont déjà un accord avec le gouvernement. »

Chargée de plaidoyer à Human Rights Watch, Myrto Tilianaki explique à Mediapart : « Beaucoup de peuples autochtones, et notamment ici les Chong, ne bénéficient pas de titres fonciers pour les terres ancestrales qu’ils cultivent. La procédure pour obtenir un document officiel de propriétaire foncier est onéreuse et complexe en vertu de la loi cambodgienne. Officiellement, les terres appartiennent donc à l’État du Cambodge. »

Des communautés autochtones spoliées (...)

Entre le lancement de Southern Cardamom REDD+ en janvier 2015 et fin 2021, le projet a engrangé plus de 18 millions de dollars grâce à la vente de crédits carbone, dont 6 millions de dollars ont été dépensés dans le projet. Selon les registres de Verra, des entreprises françaises comme La Poste et Air France, ou des multinationales comme Boeing et McKinsey, ont acheté à Southern Cardamom REDD+ du carbone stocké par la forêt des Cardamomes.

Le gouvernement cambodgien et Wildlife Alliance ont assuré à Human Rights Watch que « la vente de ces crédits carbone a profité aux communautés », assurant « avoir construit des puits, des toilettes, une route, deux écoles et un poste de santé ». Mais actuellement, selon Human Rights Watch, il n’existe aucun accord de partage des revenus avec les communautés incluses dans le projet, alors qu’habituellement les projet estampillés REDD+ doivent définir des contrats juridiquement contraignants qui établissent le pourcentage de vente des crédits carbone qui seront reversés aux habitant·es de la zone concernée. (...)

En juin 2023, après avoir reçu une lettre de Human Rights Watch faisant part de ses conclusions, Verra a cessé d’émettre sur le marché des crédits carbone pour Southern Cardamom REDD+ et a déclaré qu’elle procéderait à une enquête interne. À ce jour, aucune nouvelle information de la part de Verra n’est parvenue à HRW. (...)

Ces dérives des projets de compensation carbone en termes de respect des droits humains et des droits des peuples autochtones sont de plus en plus documentées. (...)