
Le moratoire sur le soja, en place depuis 2006 au Brésil, est menacé par une loi votée dans l’État du Mato Grosso, l’un des principaux producteurs mondiaux. Différents lobbys se sont organisés pour soutenir cette loi qui met en péril la protection de la forêt amazonienne.
« Au début, on ne s’est pas trop préparé contre cette loi, personne ne la soutenait », soupire Alice Thuault, de l’ICV (Insituto Centro de Vida), qui scrute de près les nombreux projets menaçant l’environnement à l’assemblée du Mato Grosso. Ni les députés locaux ni le gouverneur, Mauro Mendes, plus proche des éleveurs et des grands traders que des agriculteurs, ne semblaient s’y intéresser.
Et puis, en novembre 2023, après une réunion avec quatre-vingts maires, le chef de l’exécutif local a appuyé sans réserve le projet. Onze mois plus tard, la loi passe et prévoit de supprimer les bénéfices fiscaux des entreprises signataires d’accords visant à réduire la déforestation dans leur chaîne de production. Sans en faire mention, elle est fignolée pour saborder le moratoire sur le soja.
Ce moratoire a été imaginé en 2006, à la suite d’un rapport de Greenpeace liant la déforestation illégale aux géants des matières premières comme Cargill. Ces compagnies se sont ensuite engagées à ne plus acheter de soja produit sur des terres déforestées en Amazonie après 2008. Cette initiative, qui regroupe ONG, entreprises et organisations étatiques, a fortement limité l’impact du soja dans la région, assure Boris Patentreger, de Mighty Earth. « En Amazonie brésilienne, la pression vient avant tout du secteur de la viande alors que dans les pays amazoniens voisins, le soja est bien plus destructeur. » (...)
Même si la déforestation directement liée au soja n’a pas disparu (environ 250 000 hectares depuis sa création), le moratoire en empêche l’exportation. Or, 88 % du soja amazonien est exporté, notamment vers l’Union européenne, très friande du tourteau de soja, utilisé pour nourrir vaches, porcs, volailles et poissons. (...)
La puissante association des producteurs de soja intègre l’une des ailes les plus radicales du lobby de l’agrobusiness, qui domine le Congrès et influence les gouvernements locaux et fédéral. Contactée, l’organisation affirme que « dans une région comme l’Amazonie, avec des infrastructures précaires, ces accords privés plongent des régions entières dans la stagnation économique ». (...)
L’Aprosoja, qui a renforcé son engagement contre le mécanisme lors de sa dernière assemblée en décembre, a ainsi poussé à la saisine du Conseil d’administration de défense économique (CADE) pour enquêter sur les multinationales signataires. Mais cette mobilisation dépasse l’accord honni : le but est de repousser toute entrave environnementale.
Un projet qui prospère sur une terre où les sojeiros (les planteurs de soja) sont en majorité ultra-conservateurs. Ils rejettent l’idée de changement climatique et soutiennent Jair Bolsonaro. (...)
Démonstration de force de ce lobby, la loi est passée en procédure d’urgence, nécessitant le vote de deux tiers des élu·es : seuls deux se sont abstenus. « Ici sont testées les idées les plus rétrogrades en termes environnementaux. Si ça passe, c’est répliqué ailleurs. » Le Rondônia voisin a voté une législation similaire, à l’étude ailleurs en Amazonie et au Congrès national. Mais elle n’est pas la seule du genre. (...)
Avec les sécheresses qui s’intensifient, le Mato Grosso réfléchit à requalifier certaines régions d’Amazonie en zones Cerrado, moins protégées. « Avec le temps et beaucoup d’argent, ils se sont professionnalisés, disposent de relais au sein de l’ordre des avocats, du ministère public… Tous les espaces de pouvoir pour avancer sans contraintes », continue Edilene Fernandes.
Il faut dire que le soja est devenu l’un des piliers économiques du Brésil, principal producteur mondial (...)
Ce siège contre le moratoire se consolide à moins d’un an de la COP30, qui se tiendra à Belém, en Amazonie. Et pourtant, face à ces menaces, le gouvernement fédéral est atone. Pire, venu du Mato Grosso et membre du PSD (Parti social démocratique) qui occupe toujours plus d’espace dans la coalition gouvernementale, le ministre de l’agriculture, Carlos Fávaro, probablement poussé par ses prétentions au poste de gouverneur en 2026, a repris l’argumentaire de l’Aprosoja. Pour lui, « le moratoire crée une légitime insatisfaction chez les producteurs ». (...)
Si le moratoire venait à disparaître, 10 millions d’hectares déforestés entre 2008 et 2020 pourraient alors servir à cultiver un or vert exportable vers l’Europe. Des terres stratégiquement positionnées, car souvent « nettoyées » en raison de leur proximité avec de nouvelles infrastructures (routes comme la BR-163 ou les ports de Santarém et Itaituba).
Or Cargill et Bunge ont lourdement investi pour améliorer la logistique entre le Mato Grosso et le fleuve Amazone, qui ouvre la voie vers l’Atlantique. Sur ces produits à faible valeur ajoutée, la rentabilité se joue sur l’amélioration du transport et la réduction des distances. « Ces entreprises espèrent voir croître, autour de ce nœud logistique, un nouveau hub de production de soja », estime Boris Patentreger. La logique de la destruction se répéterait alors : l’agriculture acquiert les terres valorisées par des infrastructures, repoussant les bœufs, qui permettent d’occuper la terre avant une éventuelle hausse des prix, vers une nouvelle frontière de la déforestation.