
Un nouveau protocole entériné par le parquet de Paris prévoit que les viols conjugaux seront désormais traités par les commissariats, et non plus par la police judiciaire, réputée plus aguerrie. Cette décision suscite des inquiétudes de magistrats et d’avocats.
Un symbole « choquant » pour les uns, un choix « pragmatique » pour mieux accueillir les victimes pour les autres. La décision de la procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, de basculer le traitement policier des viols conjugaux vers les commissariats suscite débats et inquiétudes au sein de la juridiction parisienne. (...)
Ce choix relance les débats autour du traitement des viols conjugaux, en constante augmentation : quels services de police doivent investiguer ? Doit-on reconnaître leur spécificité ou au contraire ne pas les séparer des autres viols ? (...)
Traiter les violences conjugales comme un continuum
Ce nouveau protocole procède d’un constat : les violences conjugales sont un continuum, il est donc absurde de continuer de les traiter de manière « saucissonnée ».
Jusqu’à présent, et depuis 2006, lorsqu’une femme déposait plainte au commissariat pour des violences conjugales, les brigades locales de protection de la famille (BLPF) – des groupes spécialisés au sein des commissariats dans le traitement des violences intrafamiliales – s’emparaient du volet « violences physiques et psychologiques » de l’enquête, et, si la victime faisait état de viols, ou si les questions des policiers en faisaient émerger l’existence, les brigades criminelles de la police judiciaire se saisissaient du volet « violences sexuelles ».
Deux enquêtes parallèles, dans deux services différents, étaient alors menées, ce qui contraignait la plaignante à répéter son histoire et à attendre l’issue de deux procédures. (...)
Pour le parquet, ce nouveau protocole vise donc à « privilégier un interlocuteur unique pour les victimes » et à « harmoniser les saisines ». Avec l’objectif que « ni les victimes ni la qualification pénale des faits commis ne fassent les frais de procédures hachées ». Mais le parquet assure que chaque magistrat·e restera « entièrement libre » de saisir le service de police qui lui paraît le plus adapté sur chaque dossier.
Un membre de la police judiciaire parisienne interrogé par Mediapart juge cette évolution bienvenue. (...)
D’autres craignent que pour « afficher une politique volontariste », on ne « dégrade » et « standardise » la réponse judiciaire en matière d’investigation. (...)
Notre inquiétude, c’est qu’on utilise ce flou pour se délester massivement d’un grand nombre de dossiers qu’on n’estime pas suffisamment “nobles” pour être traités par la PJ.
Nelly Bertrand, secrétaire générale du syndicat de la magistrature (...)
Autre inquiétude : le périmètre « flou » de la catégorie des « viols commis dans le contexte conjugal ». « Quels critères retient-on ? (...)
Pour certains, c’est l’objectif, en filigrane, de ce protocole : désengorger la police judiciaire, qui n’arrive plus à absorber la masse de dossiers de violences conjugales, et qui considère que, dans nombre de ses dossiers, son rôle n’a pas lieu d’être. (...)
Une magistrate du parquet de Paris pose ainsi le débat : entre des BLPF « motivées, formées, engagées » sur ce sujet, et « des policiers d’élite qui vont rechigner » à traiter les viols conjugaux, elle opte sans hésitation pour les premières. (...)
Ce sentiment a été documenté par la sociologue Océane Perona, maîtresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille, qui, en observant pendant dix mois un service de police judiciaire, a démontré la dépréciation dont font l’objet les enquêtes sur les viols conjugaux, qui sont loin du travail d’investigation tel qu’il est idéalisé par la PJ. Ce qui se traduit par des « pratiques de freinage » pour laisser ces dossiers aux brigades des commissariats. Pour la chercheuse, cela s’explique à la fois par un désintérêt pour ces dossiers, et par la volonté de limiter leur charge de travail, déjà énorme.
La sociologue a mis en évidence l’impact de cette logique sur le traitement des viols, qui sont investigués différemment selon qu’ils sont commis par un inconnu ou par un conjoint : dans la vision du consentement, dans celle du mis en cause (prédateur dans un cas, goujat dans l’autre), et dans l’enregistrement de la dénonciation (plainte ou main courante). (...)
Les commissariats en première ligne
Ce nouveau protocole projette les commissariats en première ligne. Au sein d’une BLPF parisienne où l’on compte en moyenne plus de cent dossiers de violences intrafamiliales par policier, les enquêteurs et enquêtrices sont partagé·es entre la motivation face à cette montée en gamme sur les contentieux de viols, qui sortent « du tout-venant », et la peur de ne pas pouvoir faire face à la quantité de travail, surtout si les dossiers se poursuivent sous la forme d’une instruction (...)
Les juges d’instruction pas associés aux discussions
Les critiques portent aussi sur la manière dont ce protocole a été décidé, sans associer aux discussions les juges d’instruction, alors que ce nouveau circuit impacte directement leurs pratiques d’enquête. Des échanges ont eu lieu à ce sujet entre le service de l’instruction et le parquet, et une proposition de rencontre a été faite. « Les magistrats souhaitent a minima être associés à l’évaluation périodique de ce nouveau protocole, prévue par le parquet », souligne Nelly Bertrand.
Si les juges d’instruction ne sont pas légalement tenus par ce nouveau protocole et peuvent très bien décider de confier les investigations à la police judiciaire lorsque le dossier arrive entre leurs mains, dans la pratique, c’est plus complexe. (...)
Pour l’avocate Anaïs Defosse, qui, depuis 2016, défend uniquement des victimes de violences sexuelles, la solution réside dans la création, comme en Espagne, d’un grand service dédié aux violences sexistes et sexuelles. (...)
Pour l’instant cependant, la France ne s’achemine pas vers ce choix. « On n’a pas de loi-cadre comme en Espagne », regrette la pénaliste parisienne. « On n’a pas envie d’entendre parler des viols conjugaux, comme on n’a pas envie d’entendre parler d’inceste. » Sur le terrain, elle constate que les viols au sein du couple ne sont « jamais traités », même lorsqu’ils sont signalés aux policiers dans le cadre du questionnaire habituel en cas de plainte pour violences conjugales. (...)
La pénaliste, qui défend depuis vingt ans des femmes victimes de violences, raconte avoir vu des auteurs bénéficier d’un classement sans suite alors qu’ils avaient déclaré avoir « forcé » leur conjointe ; ou des femmes victimes parler elles-mêmes de « devoir conjugal » ou du fait qu’elles avaient « cédé ». « Il y a encore une culture de la tolérance importante par rapport à ces viols. Il faut poser les bons mots sur les bons faits. »