
Stéphanie Latte Abdallah est historienne et anthropologue du politique, spécialiste de la Palestine. Alors qu’Israël a repris son offensive à Gaza, nous l’avons interrogée sur la notion de futuricide, qui tente de saisir les conséquences de cette guerre sur la relation de la population gazaouie à son territoire. (Renaud Duterme et Manouk Borzakian)
(...) Stéphanie Latte Abdallah – J’ai forgé ce concept de futuricide pendant la guerre à Gaza, et donc à partir de cette déflagration guerrière car il m’a semblé décrire au mieux ce qu’il s’est passé, et ce qui est toujours en cours.
Ce terme englobe tout d’abord tous les -cides qui sont à l’œuvre et qui ont été employés : génocide, écocide, mais aussi scolasticide, culturicide, mémoricide, voire épistémicide. C’est une guerre qui a voulu provoquer la catastrophe, l’effondrement et l’effacement. La guerre génocidaire qui a été conduite a directement visé les civils de façon intentionnelle. S’il appartiendra aux juridictions internationales de statuer, in fine, sur ce qui a eu lieu, des responsables israéliens ont appelé en toute impunité à détruire la bande de Gaza et ses habitantes, et la Cour internationale de justice a évoqué un risque de génocide dès janvier 2024, ordonnant des mesures conservatoires qui n’ont pas été appliquées. Au 18 mars 2025, avant que le cessez-le-feu ne soit brisé par le gouvernement israélien, et que des bombardements massifs ne reprennent, 48 577 personnes avaient été tuées et 112 041 blessées[1] dont au moins la moitié[2], voire près de 70%, de femmes et d’enfants[3]. En plus des hommes qui ont été des victimes innocentes de la guerre ou qui ont été raflés, et ce sans compter celles et ceux encore sous les décombres ou morts des conséquences de la guerre. Le 8 avril 2025, 50,810 Palestinien.nes avaient été tués et 115,688 blessés[4]. La Revue The Lancet estimait en juillet 2024 que le nombre de personnes tuées directement depuis le 7 octobre ou bien en raison du blocus de l’aide humanitaire, de la nourriture et des biens, de la famine utilisée comme arme de guerre et des maladies liées aux destructions et au manque de matériel médical, s’élevait à 186 000[5], soit 8% de la population gazaouie.
Certains civils ont été plus spécifiquement visés : les élites intellectuelles et professionnelles, celles et ceux qui soignent (médecins et personnels de santé), forment et garantissent l’avenir des générations (corps enseignant) ou témoignent de la guerre (journalistes, artistes, écrivains)[6].
Ce sont aussi les infrastructures civiles (selon la doctrine Dahiya formulée pendant la guerre israélienne contre le Liban en 2006, faisant référence au pilonnage de la banlieue sud de Beyrouth, un des fiefs du Hezbollah), qui permettent de vivre dignement (réseau d’eau, d’électricité, habitations et commerces : entre 60 et 80% des habitations et du bâti privé ont été réduits à l’état de gravats), de se déplacer (68% du réseau routier n’est plus fonctionnel) et de se projeter dans un avenir, qui ont été délibérément attaquées : universités, écoles[7], hôpitaux (seuls un peu plus de la moitié sont partiellement fonctionnels). (...)
le gouvernement israélien a repris la guerre par la nourriture qui a été conduite depuis octobre 2023. Depuis 2007, la bande de Gaza subit un blocus qui s’est transformé en véritable siège à de multiples reprises, et tout particulièrement depuis le 7 octobre où le manque et la famine ont été institués en véritables armes de guerre. Outre la fermeture des points de passage, qui empêche les livraisons de nourriture et de tous les biens, cette guerre a visé toute possibilité d’autonomie alimentaire minimale par la destruction de 60% des terres agricoles, de 78% des serres, de 55% des systèmes d’irrigation et de 70% des puits agricoles, tout comme celle d’une grande partie des fermes. Quasiment tout le bétail et les volailles ont été tués par la guerre ou bien ont dû être mangés pour faire face à la pénurie alimentaire.
Par ailleurs, depuis le 18 mars, l’armée a progressivement réoccupé de larges zones à Gaza, ordonnant des évacuations immédiates de population sur 36% du territoire, et ainsi de nouveau déplacements massifs, alors que 90% des habitant.es avaient déjà été déplacés depuis le début de la guerre. (...)
Gaza fait face à des pollutions multiples alors que ce sont 350 000 tonnes de déchets et 50 millions de tonnes de gravats qui s’amoncellent à présent et qu’il faudra évacuer, traiter. Le système d’égout a été impacté, l’eau potable est contaminée et les eaux usés se déversent dans la mer. La mer et les sols sont pollués. La terre a été, de ce fait, rendue largement infertile. Des analyses réalisées après la guerre de 2014, qui avait duré un peu plus d’un mois, montraient déjà la pollution des sols par les matériaux contenus dans les munitions et les bombes. Or, la guerre déclenchée en octobre 2023 est sans commune mesure en termes de bombes relarguées sur le territoire (...)
Une grande partie du patrimoine historique et culturel a été endommagé ou détruit (notamment des musées, des mosquées, des églises…), et nombre de cimetières. En s’attaquant à la terre et à tout ce qui permet la vie d’une part, et d’autre part au passé, à la mémoire et à ce qui inscrit et témoigne de cette inscription dans un lieu depuis des millénaires, aux souvenirs collectifs et individuels, c’est bien l’avenir des personnes à Gaza qui est visé. (...)
Au-delà des déclarations qui témoignent d’un déni absolu du droit international, ce futuricide s’élabore aussi sur la terrible mémoire que cette guerre fait naître chaque jour : les nouveaux usages des lieux qui les défigurent, qui les associent à des souvenirs traumatisants, à la perte de proches. Une mémoire de la guerre, de ses conditions de vie et de ses atrocités qui empiète, habite et se substitue parfois aux autres mémoires des lieux. Tel que l’écrivait Rami Abou Jammous, journaliste de Gaza, déplacé de la ville de Gaza dans une tente à Deir el-Balah : « Je me rends compte que tout ce qu’on fait, tout ce qu’on vit aujourd’hui est en train de nous faire détester l’endroit où l’on vit, et c’est ce que veulent les Israéliens. » (...)
Le terme de futuricide renvoie de plus à une manière d’empêcher l’avenir par une forme de « gouvernementalisation du futur »[11], qui préempte le futur à la fois par anticipation et par adaptation au présent. Le futur est également grevé par la projection de visions inquiétantes, d’une dystopie à venir. Côté israélien ou américain, on le voit, ce qui est imaginé pour les Gazaouies est une dystopie, qu’il s’agisse de la Riviera sans Gazaouies de Trump, du Plan Gaza 2035 de Netanyahou qui en ferait une sorte de Singapour, ou encore des projets de recolonisation de Gaza par le mouvement Nachala, adoubé par nombre de ministres du gouvernement israélien actuel[12], où les Gazaouies ne sont jamais pris en compte comme des acteurs sociaux et politiques autonomes et sont niés dans leur existence même. Ces projections parfois futuristes vont toutes dans le même sens : celui d’une nouvelle Nakba (l’exode forcé des Palestiniennes en 1948). Ces projections, bien que peu réalisables en raison des oppositions multiples, nient le droit international. Mais l’insistance à les placer au cœur de la conversation sur Gaza bouche l’horizon, rend plus ardue encore toute projection vers un avenir souhaitable, et fait d’une incertitude radicale une condition de vie. (...)
la perspective d’une nouvelle Nakba est présente en Cisjordanie, alors que l’on constate une homogénéisation des modalités répressives et guerrières, et des dispositifs infrastructurels militarisés mis en œuvre à Gaza et en Cisjordanie[13]. Sans être identiques, ils présentent des traits comparables. Les moyens militaires employés au nord de la Cisjordanie, dans les camps de réfugiées de Jénine, Tulkarem, Nur al-Shams, al-Farah, ainsi que dans la ville même de Jénine, le déplacement massif des populations (près de 40 000 personnes) et le refus de leur retour, de même que les destructions des infrastructures s’apparentent aux techniques guerrières employées à Gaza. En Cisjordanie, le projet d’annexion du territoire s’affiche de surcroît de plus en plus clairement. (...)
l’intention derrière le futuricide c’est que les gens n’existent plus dans ce lieu, qu’ils disparaissent, ce par tous les moyens. Le futuricide évoque donc une volonté, et non un fait réalisé, car les Gazaouies résistent, travaillent à rendre un futur possible. Près de 400 000 personnes sont immédiatement retournées au nord de l’enclave dès le cessez-le-feu entré en vigueur le 19 janvier, même si nombre d’entre eux sont à nouveau contraints à partir. Beaucoup vivent dans des tentes, d’autres tentent de remettre en état leur maison, les municipalités s’ingénient à réparer les infrastructures. Toutes et tous font preuve d’une capacité à faire avec, à inventer des manières de pallier, à cultiver un espoir arrimé au sol. La mémoire de la Nakba notamment fait qu’une grande partie des habitants de Gaza s’opposent à toute idée de quitter Gaza malgré tout ce qu’ils ont enduré, et même s’il faudra du temps pour reconstruire, détoxifier, etc., sans doute près d’une génération. Les résistances au futuricide et à ce processus colonial sont donc nombreuses, à Gaza comme en Cisjordanie. (...)
Ce qui est étonnant, c’est la forme d’aveuglement d’une telle politique futuricide, qui, si elle se poursuit plus encore, ne se limitera pas aux Palestiniens et Palestiniennes, et touchera inévitablement la population israélienne. Outre la condamnation, certes lente mais progressive, des agissements de l’État israélien par la communauté internationale et sa mise au ban par les sociétés civiles du monde, de multiples signes témoignent des tensions et des risques de déstabilisation, voire d’effondrement de la société israélienne. La politique de guerre sans fin du gouvernement actuel a rencontré des oppositions plus fortes en interne : celles des familles d’otages très mobilisées, mais aussi plus largement d’une société israélienne impactée par la guerre, qui ont participé à contraindre Netanyahou à accepter un cessez-le-feu en janvier 2025. Plus de la moitié des réservistes sont maintenant aux abonnés absents quand il s’agit d’aller se battre à Gaza car les sacrifices économiques et familiaux qui découlent de ce temps passé au combat ne leur semblent plus justifiés. D’autant qu’ils ne veulent plus être les seuls à payer ce prix, quand les ultra-orthodoxes restent exemptés de conscription. Une partie de l’économie israélienne a été fortement touchée par la guerre avec la fermeture de 75 000 entreprises et commerces depuis son début, sans compter les départs importants à l’étranger (82 700 en 2024) de personnes le plus souvent qualifiées et appartenant à des professions qui font défaut au pays.
Mais, au-delà des effets sociaux et économiques d’une telle guerre, le coût sociétal et psychologique de la perpétration d’un génocide est encore à venir. (...)
La guerre conduite à Gaza, de même que les déclarations des responsables israéliens, comme par exemple les plus récentes de Benjamin Netanyahou et d’Israël Katz, l’actuel ministre de la Défense, appelant clairement au nettoyage ethnique et à l’anéantissement de la population civile, de même que les projections futures des membres du gouvernement israélien et de l’administration Trump concernant Gaza et la Cisjordanie, montrent que l’on est face à des acteurs qui prônent une destruction brute qu’ils n’ont même plus besoin de justifier. Sans compter leurs offensives directes contre le droit international et des pratiques du pouvoir antidémocratiques en Israël et aux États-Unis. Tout ceci atteste que des seuils ont été franchis dans le sentiment d’impunité, la déshumanisation, le mépris du droit international, et plus largement dans la négation de ce qui fonde l’idée même d’une communauté internationale et de l’État de droit. En ce sens, le futuricide pourrait également permettre de penser les effets de la guerre au-delà du lieu où elle se déroule, et ainsi l’extension du domaine de la guerre, et les formes de la violence contemporaines (...)