
« C’est monstrueux, on a sombré »
Enfreignant la consigne de silence de sa hiérarchie, un praticien raconte à « Libération » un drame survenu dans son hôpital. D’après son récit, une octogénaire souffrant d’une atteinte rénale sévère est décédée, mercredi, après plus de sept heures d’attente.
Ses mots se bousculent entre colère et désarroi. Ludovic (1) est urgentiste hospitalier. Vingt-trois ans qu’il exerce ce métier, « le plus beau du monde », quoique depuis mercredi, il ne sait plus vraiment : « On n’a même plus les moyens de l’humanité. C’est monstrueux. On a sombré. Ce n’est plus possible. »
Quand il a découvert jeudi dans Libération que le vice-président du Samu-Urgences de France, Louis Soulat, estimait tout comme peu avant lui le ministre de la Santé, François Braun, que les urgences hospitalières avaient cet été « limité la casse », Ludovic n’y a plus tenu. Enfreignant les consignes de silence de sa hiérarchie et de la tutelle administrative, il a décidé de lever le voile, sous couvert d’anonymat du lieu et des protagonistes, sur les conditions d’un décès survenu mercredi aux urgences d’un hôpital de proximité en région Grand-Est.
Un drame inopiné, mais qui bouscule l’éthique de soignants, confrontés au quotidien à la dégradation de leurs conditions d’exercice et d’accueil des patients. (...)
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D’après son récit, le 24 août, il aurait immédiatement pris en charge une femme de 82 ans, déposée par une ambulance et décrivant des douleurs abdominales insupportables et un épuisement, et qui a appelé le Samu. Après avoir vérifié ses anciens bilans et ses constantes, le médecin lui fait passer un scanner et diagnostique un résultat préoccupant, puisqu’un des reins de l’octogénaire est « sévèrement atteint » et « à l’arrêt ». L’infection provoque en plus une forte fièvre. La femme a donc besoin d’être hospitalisée au plus vite pour une dialyse, néanmoins son pronostic vital n’est pas engagé.
Allergique à l’amoxicilline, la patiente ne peut pas être traitée sous antibiotiques, et étant donné son problème rénal, elle ne peut pas non plus être bien hydratée. Ainsi, « les urgentistes ne peuvent plus grand-chose pour elle », note Libération, et elle reçoit seulement un Doliprane.
Son hôpital ne disposant pas des compétences requises, le médecin indique avoir cherché un établissement capable de l’aider. Le plus gros centre hospitalier du département est saturé, mais après une demi-heure d’appel téléphonique, un CHU, situé à une heure et demi de route, accepte le transfert.
Presque huit heures sans pouvoir être prise en charge
Aucune ambulance agréée n’étant disponible dans l’instant, l’octogénaire doit attendre assise sur une chaise dans le couloir des urgences. « Il n’y avait pas d’autre solution », déplore l’urgentiste dans Libération, en expliquant que « le peu de brancards en état de fonctionnement qu’on a étaient tous occupés ». « Le minimum compassionnel aurait voulu qu’on lui trouve un lit dans les étages pour qu’elle puisse s’allonger. Mais il n’y a de la place nulle part », poursuit-il.
Ce jour-là, seulement deux urgentistes sont en poste pour faire face à une forte affluence en salle d’attente depuis le début d’après-midi, qui arrive quasiment au double de la limite de passages habituelle, et le témoin doit même s’absenter durant cinq heures, appelé en intervention Smur. Dès son retour, l’urgentiste rédige son rapport, pendant que la patiente est toujours dans le couloir jusqu’à ce qu’elle s’effondre et qu’une infirmière appelle à l’aide.
Les deux urgentistes se précipitent, constatent l’arrêt cardiaque de l’octogénaire, au bout d’une attente interminable de sept heures et quarante minutes, et tentent de la réanimer pendant vingt minutes, par massages, intubation et ventilation. « On a tout fait. Rien ne s’est passé », explique le médecin. L’ambulance tant attendue arrivera trois heures après le constat de décès.
Des soignants « écœurés »
Selon l’article de Libération, la direction de l’établissement de santé aurait réuni son équipe après l’incident pour donner la consigne de ne pas ébruiter l’affaire, en s’engageant pour que cela ne se reproduise pas. Une consigne confirmée par l’Agence régionale de santé selon le journal.
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