Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
La vie des idées
Un bébé presque parfait
Article mis en ligne le 8 juin 2018
dernière modification le 7 juin 2018

La révolution génétique est notamment marquée par de complexes mutations dans les techniques de reproduction. De notre rapport à la maternité à l’idée d’un « eugénisme du libre choix », Jean-Hugues Déchaux revient sur les controverses éthiques qui entourent l’ingénierie génétique.

Depuis la redécouverte il y a plus d’un siècle des lois de l’hérédité de Mendel et la détermination en 1953 de la structure en double hélice de l’ADN, la génétique est devenue la discipline reine des sciences du vivant (Morange, 2017). Les connaissances biologiques ont considérablement progressé, s’appuyant en partie sur les avancées de la physique, de la chimie puis de l’informatique. À partir des années 1970, l’ingénierie génétique, qui consiste à modifier le génome d’un organisme en agissant sur son ADN, a pris son essor. En médecine, des thérapies « géniques » visant à intervenir sur le ou les gènes à l’origine de la maladie voient le jour alors que des outils de dépistage et de diagnostic d’une grande précision sont mis au point. Aujourd’hui la génétique est de plus en plus utilisée en médecine procréative, ce qui a pour effet de changer non seulement les modalités techniques du suivi médicalisé des grossesses, mais, plus profondément et insensiblement, les représentations de la procréation humaine. (...)

L’anténatal

En cherchant à déterminer, à travers la notion de code génétique, la relation précise entre les gènes et les protéines, la biologie moléculaire a transformé la perception du vivant. Cela a conduit en 2003, au terme d’une longue décennie de recherches, à réaliser une première lecture intégrale, dite « séquençage », du génome humain. Depuis, le séquençage s’est banalisé (...)

Les retombées en obstétrique, déjà bien réelles, devraient se multiplier dans les années à venir. La surveillance médicalisée des grossesses, reposant jusqu’alors sur un dépistage échographique et biochimique, s’appuie de plus en plus sur la génétique : des tests prénataux non invasifs (DPNI), ne nécessitant qu’un échantillon de sang ou de salive de la femme enceinte, permettent d’accéder à l’ADN du fœtus à un stade relativement précoce (à partir de la 12e semaine d’aménorrhée). Beaucoup sont en vente libre sur internet. Les moyens de déceler les risques de voir naître un enfant atteint d’une maladie génétique handicapante, voire mortelle à plus ou moins brève échéance, s’en trouvent accrus. Existent aussi, en particulier aux États-Unis et au Japon, des tests préconceptionnels qui évaluent les risques de pathologies héréditaires avant même de concevoir un enfant [1]. Ils couvrent un large éventail de mutations associées à des maladies et calculent le degré de compatibilité génétique des futurs parents. En Belgique, le Conseil supérieur de la santé recommande de proposer et de rembourser ce type de tests à tous les futurs parents suivis pour des problèmes de fertilité ou diagnostiqués porteurs d’une maladie génétique récessive. L’identification du risque est déplacée du fœtus vers les parents avant même la réalisation d’un projet de grossesse.

Depuis la mise au point, en 2012, d’un nouvel outil moléculaire (CRISPR-Cas9), on peut en outre aisément procéder à des corrections ciblées du génome d’organismes vivants.(...)

Par exemple, un outil moléculaire découvert à la fin de l’année 2017, ABE (Adenine Base Editor), permet de réécrire le génome « à la lettre près » sans couper l’ADN. Sans être encore parfaitement maîtrisée, l’édition ne cesse de progresser. Ses applications cliniques sur l’homme commencent à voir le jour en thérapie anticancéreuse. Elles consistent à corriger sur le patient le génome des cellules somatiques à l’origine de la maladie. Mais il est aussi possible d’intervenir sur le génome des cellules germinales qui concernent la reproduction (gamètes, embryon au stade zygote [2]). Lorsque les corrections portent sur le génome germinal et non sur celui des cellules somatiques, elles se transmettent à la descendance. Elles reviennent à modifier de manière intentionnelle le patrimoine génétique humain, ce qui soulève de vastes questions éthiques. (...)

Le temps d’avant la naissance devient une phase cruciale au cours de laquelle la génétique livre un savoir prédictif permettant d’anticiper, avec plus ou moins de précision, l’état de santé futur de l’enfant ou de l’adulte qu’il pourrait devenir. L’information délivrée est de nature statistique : sont calculées des probabilités d’occurrence de maladies dues à des altérations génétiques [3] qui, en toute rigueur, n’équivalent pas à des pronostics individuels. (...)

L’idée selon laquelle le processus de la procréation, de la conception à la naissance, puisse cesser d’être une loterie et soit un jour intégralement contrôlé trouve de plus en plus d’écho. Ce scénario d’une procréation sans aléa transforme le regard porté sur la naissance : ce n’est plus un événement qui nous arrive, mais une action dont on cherche à maîtriser les conséquences attendues aussi précocement que possible (Dumitru, 2003). Cette rationalisation de la procréation, au sens d’un recul de l’aléa, est la suite logique de la généralisation du contrôle médicalisé de la reproduction humaine.

Le choix reproductif

Si procréer, c’est s’engager dans une option reproductive dont on cherche à contrôler la suite prévisible, la sélection prénatale par recours aux procédés biotechnologiques que la médecine procréative met à la disposition des couples parentaux prend une importance cruciale. (...)

S’il reste une décision du couple, il est génétiquement assisté, dépendant de l’expertise médicale qui, selon les résultats des tests, propose de choisir entre différents scénarios.

Pour le moment, qu’il s’agisse du dépistage classique (échographique et biochimique) ou des tests génétiques non invasifs (DPNI), la sélection reproductive ne fonctionne que par la négative : selon les résultats le couple peut décider de renoncer à une grossesse. Avec le diagnostic préimplantatoire (DPI) couplé à une fécondation in vitro, qui n’est réservé qu’à certains contextes, très rares, d’antécédents familiaux ou personnels d’une particulière gravité, et plus encore, dans un futur sans doute proche, avec l’édition germinale, une autre logique se fait jour : celle d’une sélection positive où le choix des parents porte sur la meilleure configuration génomique, soit parmi plusieurs embryons disponibles (dans le cas du DPI), soit par une intervention directe sur l’équipement génétique du futur enfant (avec l’édition du génome germinal). On peut aussi imaginer une sélection embryonnaire à très grande échelle (...)

Les parents, assistés par la médecine et le conseil génétique, seront mis en situation de devoir choisir : quel génotype retenir pour l’enfant à naître ? Ces nouvelles prérogatives parentales s’accompagnent de responsabilités inédites. Pour quoi, en vue de quoi choisir ? Surgit ici un ensemble d’interrogations : Dans quel but choisir tel ou tel génotype ? Qu’est-ce qu’une pathologie ? Qu’est-ce qu’un enfant normal ? Qu’est-ce qu’un bon parent en la matière ? À ces questions, la génétique n’a pas de réponse scientifique, car le problème n’est pas d’ordre biologique, soluble par un calcul probabiliste mesurant des prédispositions à partir d’un séquençage de l’exome. Comment distinguer ce qui est normal et ce qui cesse de l’être ? La réponse paraît aller de soi pour une mutation génétique associée à un risque élevé de cancer incurable ; elle l’est déjà moins lorsque le risque relatif est modéré, ce qui est beaucoup plus fréquent ; et elle ne l’est plus pour la surdité ou le nanisme par exemple, sans parler du choix du sexe. Parents et médecins sont face à un domaine qui n’est plus celui des faits biologiques, mais celui des préférences et des normes qui justifient l’évaluation et le choix opérés. Le choix reproductif pose de manière explicite le problème des bonnes raisons de mettre un enfant au monde. (...)

L’utilitarisme procréatif

Dans les prises de position en faveur d’une extension de la sélection anténatale, la visée thérapeutique et préventive est systématiquement mise en avant, comme le montrent les discussions sur l’éventuelle application à l’homme de l’édition germinale. L’argument-clé est le gain en vies humaines. En écartant les mutations génétiques à l’origine de maladies incurables, l’édition permettra à de nombreuses personnes de vivre dans de bonnes conditions ou simplement de ne pas mourir. Il s’agit de faire reculer la souffrance et la mort. À cette aune, poursuit le plaidoyer, considérer que le génome de l’espèce humaine doit rester inviolable et ne peut faire l’objet d’une correction intentionnelle paraît dérisoire. (...)

L’eugénisme de libre choix
On retrouve cette quête du meilleur dans un courant intellectuel, bien installé dans les pays anglo-américains, qui se réclame de l’eugénisme et de l’augmentation humaine. Le débat, très technique, sur l’édition du génome germinal, marque ainsi le retour dans l’espace social de la thématique de l’eugénisme — si l’on entend par ce terme la sélection consciente et volontaire de la reproduction en vue d’améliorer le patrimoine génétique humain — sous la déclinaison inédite d’un eugénisme de libre choix. (...)

Historiquement l’eugénisme a pris la forme d’une politique publique visant à sélectionner les parents de manière plus ou moins autoritaire en écartant les individus jugés « dégénérés ». C’était un eugénisme d’État. À partir des années 1920 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, plusieurs pays occidentaux ont adopté des législations eugénistes (certains états des États-Unis, la Suisse, le Canada, les états scandinaves, l’Allemagne nazie). Avec l’eugénisme de libre choix, la demande qui vient des parents eux-mêmes remplace la contrainte étatique. C’est le « choix par chacun des gènes de ses propres enfants » pour reprendre la formule visionnaire de Thomas C. Schelling (Schelling, 1978 [1980], 191). Au cours des dernières décennies, l’eugénisme était devenu un mot tabou, inévitablement associé à l’expérience nazie. Il a fallu transformer cette phobie en un mot positif incarnant une option légitime, conversion rendue possible par la notion de libre choix.(...)

La controverse éthique
Au centre des discussions sur la sélection anténatale, son périmètre et ses instruments, réside le délicat problème de la distinction entre visée thérapeutique et visée méliorative, parfois traduite dans les termes d’une opposition caricaturale entre un usage médical accepté d’emblée et un usage cosmétique jugé irrecevable. Les plaidoyers privilégient l’argument thérapeutique (ou préventif) alors que les discours hostiles pointent le risque d’un usage mélioratif, non guidé par des raisons thérapeutiques, visant à améliorer les capacités physiques ou cognitives de l’enfant. À travers cette controverse se lit une polarité éthique renvoyant à des prémisses opposées. (...)

Offrir la meilleure vie à son enfant peut être aussi, selon les préférences, croyances et convictions du couple parental, lui permettre d’être homme plutôt que femme, ou plus grand, ou plus clair de peau, ou plus intelligent, etc. Si visée thérapeutique veut dire procurer une meilleure vie à l’enfant, il devient difficile de cerner les contours de ce qu’il faut entendre par thérapie : la porte est ouverte aux usages mélioratifs, du moins elle n’est pas fermée a priori. L’eugénisme du libre choix peut alors se rapprocher de positions transhumanistes recommandant d’utiliser les biotechnologies et la médecine procréative à des fins d’amélioration humaine, ne serait-ce que pour lutter contre les inégalités naturelles nées de la loterie génétique (Savulescu et Bostrom, 2011).

L’alternative consiste à réfléchir en termes de dignité humaine. On réintègre alors dans le raisonnement éthique la question des fins visées : sont-elles ou non compatibles avec la dignité de l’homme ? Le fond de la controverse réside dans l’opposition entre un utilitarisme moral à la mode anglo-américaine et une tradition plus continentale qui délibère à partir de la notion de dignité humaine. (...)

n peut aussi juger que la vie n’est pas quelque chose dont on a le droit de disposer, qu’elle est donnée au sens premier du terme, ne serait-ce que par le hasard, et qu’être libre c’est faire avec ce donné plutôt que le nier (Sandel, 2016 [2007]). Enfin la notion de dignité aurait l’avantage de penser l’homme dans ses relations sociales davantage qu’une approche individualiste qui s’appuie sur les principes d’autonomie et d’intérêt (De Melo-Martin, 2012).

Cette controverse éthique trouve un écho dans les prises de position institutionnelles. Elle inspire les prises de position des instances officielles notamment sur la question très discutée de la thérapie germinale. (...)

Génocentrisme et marketing génétique
Le débat autour de la sélection anténatale, ravivé ou suscité par les avancées de la génomique, se tient sur fond de l’étonnante résistance d’une vision réductionniste et déterministe de la génétique. Artisans et adversaires de l’édition germinale partagent pour la plupart une même conception « génocentrée » de l’être humain : dans un cas, elle justifie qu’il faille se donner les moyens de remplacer les séquences altérées par des séquences « normales » et de le faire sur la lignée germinale afin d’éradiquer définitivement des pathologies mortelles ou handicapantes ou de doter l’enfant à naître d’un meilleur équipement génétique ; dans l’autre, elle justifie au contraire l’inviolabilité du patrimoine génétique humain sous le prétexte que toucher intentionnellement aux gènes c’est décider de ce que sera la vie d’un individu, donc le transformer en un produit qu’on peut façonner sur mesure. De manière symétrique, le postulat accepté comme une vérité implicite est que ce qui fait un être humain, voire sa valeur propre, est intégralement encodé dans son génome. Ce constat n’est pas sans rappeler celui, déjà ancien, des deux sociologues Dorothy Nelkin et Susan Lindee (Nelkin et Lindee, 1995) qui, au terme d’une enquête sur les représentations de la génétique dans la culture populaire nord-américaine, concluaient à une « mystique du gène ». (...)

Intervient ici un élément trop souvent minoré et qui est pourtant un fait massif des dernières années : la mise sur le marché de la génétique. De très nombreux chercheurs reconnus, comme les inventeurs de CRISPR-Cas9, sont aussi des créateurs d’entreprises et de startups ; ils nouent des accords avec de grands groupes pharmaceutiques ou du secteur des biotechnologies. Il faut aussi mentionner les marchés des gamètes, des tests génétiques, du séquençage, du big data biogénétique, de la médecine prédictive et personnalisée, etc. Les enjeux financiers sont colossaux, pour la bioéconomie (dont les géants du numérique) comme pour les gouvernements des pays engagés dans une très vive compétition internationale. Il en résulte une intrication croissante des logiques scientifiques et économiques auxquelles viennent se mêler des positions normatives en matière de droits individuels (...)

Au cœur des controverses sur la sélection anténatale, réactivées ou déclenchées par les progrès de la science, existe un marketing du gène qui entretient, voire renforce, la mystique de l’ADN. Comme si la génétique était de plus en plus écartelée entre un savoir scientifique attentif à la complexité et une vulgate réductionniste, parfois adoptée par les généticiens eux-mêmes, dans laquelle s’expriment intérêts économiques et enjeux idéologiques touchant à la définition et au statut du vivant.