
Ils étaient tous débutants, intérimaires et à peine formés. Ils devaient détacher d’énormes blocs de résidus de céréales dans des silos mal aérés et obscurs de l’agro-industrie, au sein desquels ces cordistes descendaient en rappel. L’un d’eux n’est jamais remonté : Quentin Zaraoui-Bruat est mort enseveli sous 370 tonnes de grains, le 21 juin 2017, dans la Marne. Il avait 21 ans. Pour la première fois, ses collègues des derniers instants témoignent. Nous poursuivons notre enquête sur les accidents mortels subis par les techniciens-cordistes, et les graves défaillances qu’ils révèlent en matière de sécurité.
« Pour des questions de rendements, on a envoyé des cordistes à la mort dans un silo bien trop plein, au lieu d’attendre que la matière s’écoule toute seule. » Ce 21 juin 2017, Éric Louis, cordiste intérimaire, était à deux doigts de prendre la relève quand son collègue de l’équipe du matin se faisait emporter sous 370 tonnes de résidus de céréales, dans l’un de ces énormes silos qui font partie du paysage le long des routes champenoises. Quentin Zaraoui-Bruat, cordiste de 21 ans, travaillait pour Cristanol, une filiale du deuxième groupe sucrier français Cristal Union – qui exploite les marques Daddy ou Erstein... –, installée à Bazancourt, dans la Marne (sur les conditions de travail des techniciens cordistes, lire notre enquête détaillée ici).
À Bazancourt, la distillerie Cristanol se présente comme l’« un des leaders de la production de bioéthanol en Europe », un biocarburant obtenu à partir du blé et de la betterave. Dans ses silos, les résidus de céréales s’agglomèrent le long des parois et forment d’énormes blocs – qu’on appelle la « drêche ». Le travail de Quentin et ses collègues consistait à casser ces blocs, afin d’évacuer cette matière servant ensuite à l’alimentation des bovins. Toute la journée, ils tapaient à la pioche, à la houe, à la pelle, au marteau-piqueur, sous une chaleur étouffante, dans une atmosphère poussiéreuse, éclairés par une simple frontale.
Un silo de mauvaise augure
Le jour où Quentin est enseveli, le silo est anormalement plein. (...)
. Le binôme doit remonter en urgence, comme le veut la procédure, en laissant les cordes en vrac, à même la drêche. (...)
Le silo est aéré une demi-heure. Au tour de Quentin et Anthony de descendre. Leur mission ? Installer les cordes pour l’équipe de l’après-midi, puis remonter. Simple formalité, à priori. Mais, scénario improbable, l’une des cordes abandonnées au moment de la remontée de Raphaël et François est comme « aspirée dans la matière », selon Anthony. Ce dernier la tire de toutes ses forces, avec Quentin, mais elle continue de se faire ensevelir. Quentin descend un peu plus sur la pente de cet entonnoir géant formé par la drêche, il descend pour avoir plus d’appui, ça ne suffit toujours pas, il retire son descendeur – se désencorde – pour arrêter l’effet de lévitation. C’est à ce moment qu’il crie : « Je m’enlise ! »
Un traumatisme qui ne cesse de les poursuivre
« En l’espace de quelques secondes, revoit Anthony, il s’est fait prendre un peu en dessous des genoux, puis au niveau des cuisses, puis de la taille. Puis il avait les mains en l’air. Le temps que j’arrive vers lui, il avait déjà disparu, sa lampe frontale était encore allumée... » Les collègues qui se trouvent sur le toit du silo descendent alors à toute vitesse pour creuser dans les granulés aux côtés d’Anthony, tandis que le chef d’équipe veille sur eux au sommet du silo. « J’avais peur de tomber sur son casque en piochant, de tomber sur le corps », dit François. Ils creusent durant peut-être un quart d’heure, qui leur paraît être une éternité. Des coups de pelles désespérés, dont ils ne se sont toujours pas remis. (...)
Des trappes qui s’ouvrent sous les pieds des cordistes
Au moment où l’équipe, totalement exténuée, abattue, décide de remonter sans Quentin, voilà qu’Anthony commence à s’enliser à son tour. D’abord jusqu’à la taille. Puis jusqu’aux épaules. Lui est bel et bien encordé, pourtant. Alors, pour quelle raison est-il aspiré ? Pour les cordistes, cela ne fait aucun doute : « Il y a forcément quelqu’un chez Cristanol qui a ouvert une trappe de vidange par erreur, depuis la salle de contrôle, au moment où les collègues travaillaient dans les silos », résume Éric Louis, de l’équipe de l’après-midi. Le scénario du précédent accident mortel de Bazancourt se répéterait-il à l’identique ? (...)
« Dès que les employés de Cristanol ont crié de l’extérieur qu’il fallait fermer les trappes, j’ai arrêté de m’enfoncer. Ça s’est joué à quelques secondes. Si ces trappes n’avaient pas été ouvertes, ou si au moins il y avait eu un bouton d’arrêt d’urgence, tout cela ne serait jamais arrivé. Quentin serait encore vivant. » Mais Quentin sera enterré une semaine plus tard.
Avant l’accident, la pression de la direction
Pourquoi descendre dans un silo au sein duquel on ne se sent pas en sécurité ? C’est qu’on n’a pas vraiment laissé le choix aux principaux concernés. À Bazancourt, les cordistes constituent la dernière pièce d’un immense jeu de sous-traitance en cascade, telles des poupées russes. Si le donneur d’ordre se nomme Cristanol – dont l’actionnaire majoritaire est Cristal union –, le travail est en fait confié à la société « Entreprise de travaux en hauteur » (ETH), basée dans le Pas-de-Calais. ETH passe elle-même par des sociétés de travail temporaire pour recruter ses cordistes. Pour Quentin, il s’agit de Proman. Mais ce n’est pas fini : l’agence de recrutement passe elle-même par une autre boîte d’intérim, sa filiale spécialisée en travaux sur cordes : Cordial interim.
Un fonctionnement ordinaire dans une profession reposant pour moitié sur les entreprises d’intérim. (...)
« Les deux dernières semaines avant l’accident, grimace Raphäel, on a clairement senti une pression de plus en plus forte de la part de la direction. Elle exigeait qu’on soit toujours plus réactifs, plus productifs... » Lors de cette période, un cadre de Cristanol, calepin à la main, sort spécialement des bureaux toute une après-midi pour observer la façon dont ses employés travaillent. Les cordistes ne l’avaient encore jamais vu sur le terrain. « Il nous fera diplomatiquement comprendre qu’on est payés à rien faire, sans chercher plus loin », se souvient François.
« Ça ne s’était encore jamais fait de démarrer un nouveau chantier en fin de poste »
La chasse aux temps morts est alors déclarée par Cristanol. Lorsque le silo se vidange, les cordistes ne doivent plus attendre sur le côté que la matière s’évacue avant de reprendre leur travail. Ils doivent tout de suite enchainer par un autre silo, plein. Finies les pauses, même forcées. (...)
Forte concurrence
Courant juin 2017, c’est un secret de Polichinelle pour tous les cordistes : ETH est clairement menacée par Cristanol de perdre le marché. D’autres entreprises de travaux en hauteur sont sollicitées. L’une d’elle refuse, au motif que les « procédures de sécurité posent problème, invoque sa responsable au téléphone. On n’a pas envie de mettre en jeu la vie de nos techniciens. » Une boîte de cordes nordiste viendra quant à elle « démarcher Cristal Union sur [sa] propre initiative, reconnait son directeur, qui souhaite rester anonyme. J’ai observé quelques anomalies lors de ma visite sur le site. J’avais des réserves quant aux équipements, installations et configurations », affirme-t-il, tout en restant vague.
Néanmoins, le directeur de cette société tient à mettre en avant « leur sérieux » et « leurs procédures de sécurité très cadrées ». Et de préciser : « Cristanol n’y est pour rien dans cet accident. Et je ne dis pas ça parce que c’est un de mes clients ! » Plusieurs sociétés donneuses d’ordres, de même que des cordistes déçus par ETH, se seraient tournés vers lui. Ce patron aurait ainsi, affirme-t-il, « récupéré dix sites qui appartenaient à ETH rien que pour l’année 2016 », ainsi que « sept à huit cordistes de chez ETH dans l’année qui a précédé l’accident, et trois autres suite à l’accident ».
« Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes ! » (...)
Comme beaucoup de cordistes, Jefferson dit avoir payé de sa poche les frais de matériel pour pouvoir travailler, soit 1350 euros sur un an. Une charge financière pourtant censée revenir à l’employeur ou à l’entreprise de travail temporaire pour les intérimaires, selon le code du travail. Quand il se plaignait des conditions de travail, voilà, selon lui, ce que la direction lui aurait répondu : « Si tu veux pas travailler, tu n’as qu’à ouvrir ta boîte. Tu n’as pas ton matériel ? Pas de compétence ? Au revoir. Demain, tu ne travailles plus pour nous. »
Marc confirme la manière dont la direction aurait taclé les revendications des ouvriers : « Chaque fois qu’on craignait pour notre sécurité, chaque fois qu’on travaillait dans des silos par 40 degrés dehors, ou sous des tôles d’amiante, le patron d’ETH, Julien Seillier, nous disait textuellement : "Vous êtes des tapettes. J’ai été cordiste, je l’ai fait avant vous. Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes !" Les titulaires qui osaient se plaindre étaient invités à donner leur démission. Quant aux intérimaires, c’était plus simple : à la moindre remarque leur contrat n’était pas renouvelé le lundi. » Sollicité à de multiples reprises, Julien Seillier n’a jamais souhaité nous répondre. (...)
Une association pour « être moins isolés, se serrer les coudes et lutter ensemble »
Tout juste créée, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires invite à cette occasion toute la profession à se rassembler en solidarité devant le palais de justice de Reims et à participer, le lendemain du procès, à un weekend de rencontres, afin « de tisser un réseau de solidarités, imaginer des outils pour se défendre, être plus forts et moins isolés face au boulot, [se] serrer les coudes et lutter ensemble ! » Dans une profession dominée par le Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur, constitué des dirigeants des 37 principales entreprises de travaux en hauteur du pays, le collectif entend être « un contre-pouvoir qui portera la parole des cordistes auprès des instances qui chapeautent le métier, toutes d’émanation patronale » [6].