Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
CQFD
Scènes de grève à Aubervilliers
Article mis en ligne le 6 novembre 2018
dernière modification le 5 novembre 2018

Mais que se passe-t-il au théâtre de la Commune ? Depuis le 20 septembre, une partie des salariés s’est mise en grève au moment où débutaient les représentations de Don Juan, création de la directrice Marie-José Malis. Depuis, outre les salariés et la direction, des figures du monde intellectuel et culturel telles qu’Alain Badiou, Olivier Neveux et Bruno Tackels se livrent une bataille de communiqués incendiaires. « Complot », « sabotage du projet », « syndicalisme de pacotille » d’un côté ; « mépris de classe », « autoritarisme », « dogmatisme » de l’autre. Au-delà des mots, c’est la rupture de dialogue et l’incompréhension qui dominent. Et une crise révélatrice des tensions qui traversent les lieux professionnels de la culture.

En ce 3 octobre frisquet, ils en étaient à leur huitième jour de grève. À Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), rassemblés devant le théâtre de la Commune à 18 h, les salariés faisaient le point sur un conflit enlisé. Après une négociation infructueuse, ils attendaient d’autres propositions.

Les soutiens étaient présents, notamment Philippe Martinez [1], déclarant que « l’exception culturelle ne justifie pas l’atteinte aux droits des salariés ». Les postiers du 92, en grève depuis le mois de mars [2], étaient venus aussi, et autour des discours, les militants non sans humour vendaient un badge « Bad You / Syndicaliste de pacotille » très remarqué – coup de pied de l’âne au communiqué virulent du philosophe associé au théâtre. Des représentants de la mairie appelaient au dialogue et sollicitaient l’État, sans prendre parti, mais en rappelant l’enjeu du centre dramatique pour la ville : « On l’aime, notre théâtre ! »

Ambiance. Comment la direction ouvertement engagée d’un théâtre connue, entre autres, pour avoir ouvert ses portes aux migrants, en est-elle arrivée à ce degré de blocage du dialogue social ?

Une « maison » historique (...)

le conflit semble emblématique à bien des niveaux d’une époque de divorces entre discours et pratiques, de controverses sur les conceptions du rôle d’une institution culturelle, et sur le devenir de celles-ci. Cette grève, toujours en cours, surprend par le profil des divers protagonistes, dont on pourrait penser qu’ils partagent des idéaux politiques (ce que les salariés ne démentent pas). Et au-delà du conflit singulier dans ce théâtre, elle s’inscrit dans une histoire des politiques culturelles aujourd’hui secouées.(...)

le profil de Marie-José Malis se démarquait clairement de celui d’une « baronne ». Saluée pour son engagement et pour la radicalité de ses propositions artistiques, elle arrivait forte d’un projet défendu avec un talent remarqué d’écriture dans sa lettre au public. Après dix-sept ans de direction assez sage de Didier Bezace, on comptait sur elle pour bousculer l’institution.

Dès le début, ses initiatives vont ce sens. Elle initie très vite les « Pièces d’actualité », invitant un artiste à travailler à partir d’une question tirée du quotidien des habitants d’Aubervilliers. Elle ouvre le théâtre en journée (notamment à la jeunesse), son restaurant à midi, marquant une vocation de lieu de vie. Elle poursuit la politique d’artistes associés avec de jeunes talents remarqués du théâtre, mais aussi, initiative plus originale, choisit de s’associer avec un philosophe, Alain Badiou en l’occurrence. Et, très vite, le théâtre brandit l’hospitalité comme emblème sur sa façade et la traduit en actions – la plus conséquente est la création de l’École des actes. Cette association liée au théâtre propose des ateliers et cours gratuits dans de multiples disciplines, notamment mais pas exclusivement aux réfugiés. (...)

Comment un tel positionnement politique s’accommode-t-il d’une rupture du dialogue social avec les salariés ? « C’est petit à petit que la machine s’est enrayée », explique Sophie Lopez, la déléguée syndicale. Nous étions plutôt ravis de voir arriver Marie-José Malis ! La première réunion d’équipe était passionnante. Ce qu’elle nous racontait d’elle – fille d’ouvriers agricoles, fruit de l’ascension républicaine, nous semblait garantir une capacité d’écoute des problématiques d’Aubervilliers. Son projet axé sur le territoire, son envie déclarée "d’ouvrir le champ des possibles" nous a enthousiasmés. Et ceci d’autant plus qu’elle nous invitait à faire des propositions pour réorganiser notre travail. »

Mais ces propositions seraient restées lettre morte : « Nous n’avons eu que des réponses très mitigées à nos propositions, voire une absence de réponse. Cela a créé un premier froid. En revanche, nous avons connu des décisions autoritaires, enlevant leurs attributions à certains salariés. Ceux qui se sont ouverts directement de ce mal-être à la direction ont été durement reçus. Du coup, ils ont fait appel aux délégués du personnel de porter leur parole. Mais là aussi nous nous sommes heurtés à un refus d’écoute et à un blocage du dialogue. »

En quatre ans, le théâtre a connu douze ruptures conventionnelles. La saison 2017-2018 aurait aggravé la situation, avec l’arrivée des élections professionnelles. Le mal-être s’est aussi traduit par les arrêts-maladie de trois salariés, dont la représentante du personnel et la directrice-adjointe des relations publiques. En juillet, onze salariés signaient une lettre aux différentes tutelles du théâtre (ministère de la Culture, Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, Ville d’Aubervilliers) pour les alerter. Cette lettre mentionne le fait qu’un psycho-sociologue dépêché par la médecine du travail avait jugé la situation trop avancée pour que son intervention permette de sortir de la crise.

Les destinataires de la lettre ont cru bon de la transmettre immédiatement à la direction de la Commune, avec les noms des signataires – ce qui, selon la déléguée syndicale, a valu à ces derniers un retour très dur et une accusation de trahison. (...)

Contactés, d’autres directeurs ou directrices de théâtre l’admettent : une nouvelle direction fait rarement l’unanimité des équipes précédentes confrontées à des changements d’habitudes – et la rupture conventionnelle est le moyen d’une séparation par consentement mutuel préservant les droits au chômage du salarié.

Selon Marie-José Malis, la grève, qu’elle dit très minoritaire, se cristallise autour du cas d’une salariée actuellement en arrêt-maladie. La directrice des relations publiques lors du mandat de Didier Bezace a été remplacée par une nouvelle directrice et rétrogradée au poste de directrice-adjointe. Mais ce changement n’a pas apporté le nouvel élan souhaité aux relations publiques... alors que le théâtre connaît des difficultés de fréquentation. (...)

JPEG - 192.5 ko
Badge brocardant Alain Badiou / Photo Valérie de Saint-Do.
Badiou, le nom par lequel le scandale arrive ? C’est peu de dire que son texte de soutien à la direction, dans lequel il traite les grévistes de « syndicalistes de pacotille » et leur action de « complot » contre le projet a envenimé le conflit. Comme celui de Bruno Tackels « depuis la cordillère des Andes » parlant de « fossoyeurs du service public, qui dans les dix ans à venir aura totalement disparu, si vous continuez dans vos hantises, morbides et obsessionnelles ». « On y lit un insupportable mépris, sinon une haine, d’aristocrates pour une plèbe inculte et conservatrice, inapte à l’Art, arc-bouté sur ses droits (ses privilèges) », rétorque Olivier Neveux.

Du terrain social et de la souffrance au travail, le conflit s’est étendu à des positions politiques plus générale : il a déclenché un conflit d’intellectuels (...)

Post-scriptum

Une médiation a finalement été amorcée par l’inspection du travail. Mardi 6 novembre, une nouvelle réunion est prévue entre direction et salariés à la suite de laquelle ces derniers décideront de la suite à donner au mouvement.