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« SI LA SOLIDARITÉ EST UN DÉLIT, JE DEMANDE À ÊTRE POURSUIVI(E) POUR CE DÉLIT »
Désobéir est parfois le seul moyen pour faire respecter le droit.
Article mis en ligne le 13 juin 2017

Aucun texte, bien sûr, n’incrimine la solidarité[1]. Mais l’expression a été popularisée lorsque, en mai 2003, 354 organisations et près de 20 000 personnes ont apposé leur signature au bas d’un Manifeste des délinquants de la solidarité[2], qui constatait que « de plus en plus, ceux et celles qui défendent l’État de droit et la nécessité de l’hospitalité sont menacés de poursuites, quand ils ne sont pas mis en examen, par exemple pour avoir seulement hébergé gratuitement un étranger en situation irrégulière ». Et le Manifeste concluait : « Nous déclarons avoir aidé des étrangers en situation irrégulière. Nous déclarons avoir la ferme volonté de continuer à le faire […]. Si la solidarité est un délit, je demande à être poursuivi(e) pour ce délit ».

Ce que la loi punit, c’est « l’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger ». L’infraction trouve son origine dans le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers. L’objectif, selon le rapport au gouvernement, était de sanctionner « toutes les officines louches, tous les individus qui, gravitant autour des étrangers indésirables, font un trafic honteux de fausses pièces, de faux passeports ». L’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour en France reprend mot pour mot les termes employés en 1938 pour punir « tout individu qui, par aide directe ou indirecte, aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger » d’une peine d’amende et d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans. Les sanctions seront aggravées par plusieurs lois ultérieures. Notamment celle du 31 décembre 1991 « renforçant la lutte contre le travail clandestin et la lutte contre l’organisation de l’entrée et du séjour irréguliers d’étrangers en France », pour laquelle les débats parlementaires montrent que le législateur n’a en vue que les réseaux organisés (passeurs, transporteurs, employeurs notamment) et ceux qui profitent, à des fins lucratives, de la détresse des étrangers.

Alors que la convention vise les comportements motivés par « des fins lucratives », le législateur écarte cette précision dans la loi française, alléguant qu’il faut pouvoir sanctionner l’aide apportée dans un but idéologique, pour favoriser, par exemple, l’entrée sur le territoire de terroristes étrangers. (...)

JUSQU’À DIX ANS DE PRISON

Mais ce faisant, le législateur a permis, sinon encouragé, des usages dévoyés de l’ordonnance de 1945, transcrite dans les articles L. 622-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). Les poursuites engagées ont concerné en effet bien d’autres personnes que des trafiquants et des réseaux mafieux. (...)

Et lorsque la chambre criminelle de la Cour de cassation (dans un arrêt du 16 octobre 1996) a jugé que le délit était constitué même quand l’aide était apportée à titre purement désintéressé, on a compris que la bataille pour faire reconnaître le caractère illégitime du « délit de solidarité » était à moitié perdue. Elle l’a été définitivement avec la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1996 rendue à propos de la loi du 22 juillet contre le terrorisme. Le projet gouvernemental, tel que voté par le Parlement, intégrait l’aide au séjour irrégulier parmi les infractions à visée potentiellement terroriste. En forme de compensation, pour venir à bout des réticences du Sénat, le gouvernement avait introduit dans le texte certaines immunités au profit des membres de la famille proche (...)

L’impact de cette décision va au-delà de la question de l’étendue des immunités : dès l’instant où l’on discute de ces immunités, on reconnaît a contrario que ceux qui apportent une aide désintéressée sans figurer sur cette liste peuvent être poursuivis et punis. (...)

Toute l’évolution législative ultérieure va jouer simultanément sur les deux tableaux : aggravation des sanctions d’un côté, extension des immunités (avec quelques retours en arrière au gré des changements de majorité) de l’autre. Ainsi en est-il de la loi du 26 novembre 2003 : le délit peut désormais valoir jusqu’à dix ans de prison, mais en contrepartie l’immunité est étendue au-delà du cercle familial : il n’y a pas délit lorsque l’aide est apportée « face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique » de l’étranger. À condition qu’il n’y ait pas disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace et que l’aide n’ait donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte.

RECHARGE DE PORTABLES ET GARDE À VUE
Révoltées par plusieurs affaires survenues au début de l’année 2009 – le placement en garde à vue d’une bénévole associative qui, à Calais, organisait des dons de nourriture et d’habits pour les migrants et rechargeait leurs portables ; une perquisition dans une communauté Emmaüs qui hébergeait des sans papiers –, les associations lancent, en mars 2009, un nouvel appel : Si la solidarité devient un délit, je demande à être poursuivi pour ce délit. La sortie concomitante du film Welcome confère à cet appel un certain écho médiatique. Le ministre de l’Immigration [Éric Besson, NDLR] choisit de réagir sur le mode de la dénégation (...)

Présentée comme ayant abrogé le « délit de solidarité », la loi Valls du 31 décembre 2012 se borne, en réalité, à élargir un peu le champ des immunités à la belle-famille. (...)

On comprenait bien que le cumul de ces conditions risquait de rendre illusoire l’objectif affiché de protéger les travailleurs sociaux, les militants associatifs et plus généralement les citoyens apportant une aide aux sans-papiers. Et la multiplication des manœuvres d’intimidation – comme le redoublement de la répression ces deux dernières années contre tous ceux qui, pour défendre leurs idées ou par simple sentiment d’humanité, manifestent leur solidarité avec les exilés et tous les sans-papiers – atteste que ces craintes étaient fondées.

L’imagination de l’administration et des parquets est sans limite. (...)

Les poursuites ou menaces de poursuites ne se fondent pas uniquement, de surcroît, sur le désormais célèbre article L. 622-1 du Ceseda. Une multitude d’incriminations sans rapport avec la législation sur l’immigration ont été et sont encore mobilisées pour tenter de faire obstacle par la dissuasion et la répression aux différentes formes de soutien apportées aux étrangers : outrage, injure, diffamation, violences à agent public pour ceux qui protestent contre l’inhumanité de la politique gouvernementale ou qui tentent de faire barrage aux violences policières dont sont victimes les migrants ; infractions au code de l’urbanisme pour ceux qui hébergent des exilés dans des abris érigés sans permis ou ne remplissant pas les normes de sécurité… l’imagination de l’administration et des parquets est sans limite.

Il arrive, bien sûr, que les menaces ne débouchent pas sur des poursuites et que celles-ci ne débouchent pas sur une condamnation. En témoignent plusieurs affaires récentes, fortement médiatisées : les relaxes ne sont pas exceptionnelles et les peines prononcées sont souvent en-deçà des réquisitions (on pense au cas de Cédric Herrou condamné à 3 000 euros d’amende avec sursis au lieu des huit années de prison avec sursis requises par le Parquet). Mais une relaxe qui intervient plusieurs semaines, voire plusieurs mois, après les faits – car le Parquet souvent s’acharne et fait appel –, n’efface pas le trouble dans les conditions d’existence provoqué par une interpellation, souvent musclée, le placement éventuel en garde à vue, parfois même des perquisitions au domicile, puis le procès.

REVENDIQUER LE DROIT ET MÊME LE DEVOIR DE DÉSOBÉIR. (...)

Le thème de la « désobéissance civile », illustré pendant la guerre d’Algérie par le Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission, a refait surface en France dans le débat public sur l’immigration, il y a juste vingt ans. (...)

Aujourd’hui, la plupart de ceux qui viennent en aide aux migrants ne « désobéissent » pas à proprement parler à la loi : leurs comportements sont couverts – ou devraient l’être… – par les immunités qu’elle prévoit. Quelques-uns, cependant, se revendiquent clairement comme « désobéissants ». C’est le cas de Cédric Herrou qui entend continuer à faire passer la frontière aux exilés, ou de ce chauffeur de car refusant de reconduire à la frontière italienne des migrants, malgré l’ordre de réquisition du préfet, préférant s’exposer à une sanction disciplinaire que de participer à leur expulsion[4]. Mais les uns comme les autres sont résolus à ne pas céder face à un État qui viole sa propre légalité dans le traitement infligé aux migrants. Les exemples de cette violation sont innombrables : refus de prise en charge des mineurs non accompagnés, refoulement des demandeurs d’asile vers l’Italie sans possibilité de déposer une demande d’asile, contrôles d’identité ciblés, violences policières, évacuations musclées des squats et des campements etc.

Ne pas céder face à un État qui viole sa propre légalité. (...)

Désobéir est parfois le seul moyen pour faire respecter le droit. (...)

Désobéir, refuser de céder aux injonctions de la loi, braver les menaces de l’administration, prendre le risque d’être poursuivi, c’est faire acte de civisme. Cet acte peut contribuer à mettre en garde l’opinion contre les évidences trompeuses, à déranger le consensus paresseux de la majorité silencieuse, à réveiller les consciences trop souvent endormies.

La solidarité, même au prix de la désobéissance, est aussi une exigence morale. (...)

. Nous proclamons la légitimité du droit de regard des citoyens et des citoyennes sur les pratiques de l’administration, de la justice ou de la police. Nous sommes solidaires avec celles et ceux qui se montrent solidaires des personnes en situation de précarité sans se soucier de savoir si elles sont ou non en situation régulière quant au séjour. Nous passons le flambeau de la solidarité aux lanceurs d’alerte, aux citoyens critiques des politiques xénophobes, aux solidaires du quotidien ».