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Marianne
Romain Dureau : "La crise du coronavirus est le grain de sable qui bloque l’agriculture mondialisée"
Article mis en ligne le 3 avril 2020

Entre la fermeture des frontières, l’appel aux citoyens à aller "aux champs" et la fermeture des marchés, l’épidémie de coronavirus a bouleversé notre modèle agricole dans ses certitudes. Afin d’éclaircir l’impact du Covid-19 et dresser des perspectives pour le futur, Marianne a interrogé Romain Dureau, agroéconomiste et cofondateur du laboratoire d’idées Urgence transformation agricole et alimentaire (UTAA), qui prône l’instauration d’un nouveau système de production appuyé sur la relocalisation, l’agriculture paysanne et le protectionnisme.

Basiquement, la crise du coronavirus est ce grain de sable que beaucoup redoutaient, et qui vient bloquer les engrenages d’une économie agricole fortement dépendante des marchés internationaux, pour son approvisionnement comme sa commercialisation. Cette fragilité – qui était latente et ponctuellement mise en lumière par des crises sectorielles – est désormais en plein jour. (...)

Du fait de la fermeture des frontières, les agriculteurs doivent effectivement trouver cette main d’œuvre ici en France, sous forme de CDD ou de bénévolat. Chaque jour, entre 40.000 et 280.000 saisonniers travaillent dans l’agriculture, selon la période de l’année. Cela démontre que ce manque de main d’œuvre agricole est structurel, ce qui est d’autant plus évident lorsque l’on connaît le rythme de travail effréné de nombreux agriculteurs.

La crise du coronavirus affecte également le fonctionnement des marchés agricoles. C’est un moindre mal pour les produits qui peuvent être stockés sans trop de pertes, mais très problématique pour les denrées les plus périssables. (...)

Le manque à gagner risque d’être énorme. Certains producteurs ne posent désormais la question de la pertinence de travailler à récolter une production qu’ils ne pourront pas commercialiser : le gouvernement doit intégrer ces producteurs dans leur plan d’indemnisation. Mais plus urgemment, les services de l’Etat devraient organiser localement des circuits de distribution de ces produits frais et locaux, qui sont indispensable à une alimentation équilibrée et un levier important pour lutter contre l’épidémie en cours. On se rend compte que la puissance de l’Etat et de ses services déconcentrés est fondamentale en période de crise ! (...)

La déclaration du ministre met en lumière le fait que des milliers de travailleurs étrangers viennent en France pour épauler nos agriculteurs. Est-ce nécessaire ? Travaillent-ils aux conditions sociales françaises ?

La « libre-circulation des travailleurs » est inscrite dans le traité de Rome de 1957, et la directive européenne sur le travail détaché organise honteusement ce dumping social au sein du marché unique. L’agriculture est l’un des secteurs à employer de nombreux saisonniers sous ce statut. Ils étaient 67.601 en 2017. Ce recours au travail détaché est en forte hausse dans le secteur agricole ; on estime que cela représente un total de 550.000 jours de travail détaché chaque année. Ces travailleurs, venus du Portugal, de Pologne, d’Allemagne, de Roumanie, mais aussi du Maghreb et d’Amérique latine, n’ont pas un contrat de travail français, puisqu’ils sont employés par une entreprise installée hors du territoire national, et n’ont donc pas les mêmes droits que les travailleurs embauchés en France. Ils ne paient également pas les cotisations sociales en France, mais dans le pays où a été signé leur contrat. (...)

Nous savons également que le statut de travailleur détaché est propice à de nombreuses fraudes et dérives. (...)

La profession dans son ensemble s’est engagée à améliorer cette situation, mais c’est en réalité le travail détaché lui-même qu’il faut remettre en cause.

Les agriculteurs qui recourent à l’emploi de travailleurs détachés rétorquent souvent qu’ils ne trouvent pas cette main d’œuvre en France. C’est étonnant dans un contexte de chômage de masse, et cela en dit long sur la perte d’attrait des métiers de l’agriculture, ou du moins de certains modes de production qui sont aujourd’hui décriés. (...)

L’agriculture – et notamment celle reposant sur les principes de l’agroécologie – pourrait créer 300.000 emplois pérennes si les politiques publiques l’accompagnaient dans ce sens. Cela passe par une revalorisation des métiers de l’agriculture : favoriser un espace rural agréable à vivre, notamment en développant des services publics, assurer une digne rémunération du travail paysan, permettre l’accès plus facile à un service de remplacement pour prendre des vacances, assurer la formation initiale et continue des futurs agriculteurs… Il y a une volonté assez puissante dans la société d’un « retour à la terre », et donc potentiellement une main d’œuvre disponible pour travailler dans les champs. Toutefois, ces « néo-paysans » ont également la volonté d’une autre agriculture plus écologique et produisant pour les besoins locaux de la population. Si le secteur veut attirer de nouveaux paysans, il doit aussi accepter de se transformer. (...)

Cette dépendance aux importations pose enfin la question de la traçabilité de la production. Il est estimé que 10 à 25% des importations ne respecteraient pas les normes sociales, sanitaires et environnementales françaises.

Comment en est-on arrivé là, alors qu’il y a 30 ans, par exemple, nous étions autosuffisants en fruits et légumes ? L’idéologie libérale, et notamment la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, est passée par là. (...)

nos sols et nos paysans pourraient parfaitement produire ces fruits et légumes que nous consommons. La seule raison qui rend les pays mentionnés plus « compétitifs » que la France est un travail moins bien rémunéré, des conditions sanitaires et environnementales de production peu enviables (usage massif de plastiques et de pesticides). Or, en production de fruits et légumes, le besoin en main d’œuvre est environ 10 fois supérieur à la moyenne du secteur agricole. La main d’œuvre constitue le premier poste de dépense des exploitations maraichères. (...)

L’absurdité de ce système réside aussi dans la destruction des systèmes alimentaires locaux au profit de grandes filières mondialisées. Les produits agricoles sont transportés d’un bout à l’autre du continent et du monde, et font parfois de nombreux va-et-vient : un porc né ici, engraissé là, abattu ailleurs, transformé et conditionné autre-part, pour finalement revenir en France et y être commercialisé. La France a perdu de vue l’essentiel, qui est de produire pour nourrir sa population, en rapprochant les lieux de production et de consommation. (...)

L’avenir sera fait d’une stratégie d’indépendance nationale vis-à-vis des importations pour les produits de base. Il est indispensable de relocaliser l’ensemble du secteur, de la production agricole à la transformation. La production agricole française stagne mais demeure largement suffisante pour nous nourrir et assurer notre souveraineté alimentaire.

Pourquoi les gouvernements successifs ont-ils cependant refusé d’agir réellement dans ce sens, préférant le marché unique européen et les accords de libre-échange ? Ils n’ont de cesse, depuis des années, de nous vendre la France comme une « puissance agricole », exportatrice, parfaitement intégrée sur les marchés internationaux. (...)

Il est ridicule d’imposer à l’ensemble de notre production les prix des marchés internationaux qui ne concernent pourtant que 15% des échanges. A moins d’accepter de produire n’importe comment, dans n’importe quelles conditions sociales et environnementales, nous n’avons plus d’intérêt à participer à cette concurrence mortifère. (...)

La force de notre agriculture à l’export ne reposera jamais positivement sur une « compétitivité-prix » mais au contraire sur la différenciation, la qualité et la typicité de nos produits de terroir. (...)

à l’avenir, il faudra que l’alimentation coûte plus cher, parce que produire correctement de bons aliments a un coût incompressible. La question fondamentale posée par cette problématique est celle du partage des richesses au sein de l’économie nationale. Depuis des années, on a fait porter à l’agriculture le poids de l’appauvrissement de notre société, le poids du chômage de masse et des salaires trop bas. La transformation écologique de l’agriculture ne se fera pas sans une hausse des bas revenus (y compris ceux des agriculteurs eux-mêmes) et la lutte contre le chômage de masse, structurellement lié au capitalisme mondialisé. L’agriculture prendra alors sa part fondamentale dans la construction d’une société plus respectueuse des hommes et de l’environnement. (...)