
Manger bio, local, en vrac : les appels à prendre le pouvoir sur son assiette foisonnent. Mais lorsqu’ils se transforment en injonctions individuelles, le risque est de se tromper de responsables.
C’est un gros bouquin sorti le 10 octobre qui s’arrache déjà en librairie : Et maintenant, on mange quoi ? est le deuxième ouvrage de Christophe Brusset, un ancien industriel de l’agroalimentaire. En 2015, il tirait déjà la sonnette d’alarme sur les excès du food business, dont il a été pendant vingt-cinq ans témoin –et parfois complice.
Au gré des conférences qu’il donne et des courriers qu’il reçoit, Christophe Brusset accumule les retours du public. « Les gens me disaient : “Ok, mais maintenant, comment on peut faire pour mieux se nourrir ?” », raconte-t-il. Alors il a pensé son deuxième opus en deux parties.(...)
Dans la première, il montre comment les multinationales de l’agroalimentaire contournent les normes pour surcharger leurs produits en pesticides et additifs, sous la pression de la grande distribution. Ces mêmes acteurs, à travers leurs « associations interprofessionnelles » et autres « centres d’information », soit des lobbies, empêchent les pouvoirs publics, à l’échelle nationale comme européenne, d’appliquer de nouveaux contrôles. L’auteur donne notamment l’exemple éloquent du Nutri-Score.
La seconde partie de Et maintenant on mange quoi ? oriente les lecteurs et lectrices à travers les rayons du supermarché pour choisir, aliment par aliment, les produits les moins nocifs. (...)
celles et ceux qui décident de fuir les « temples de la malbouffe », qu’ils soient biophiles, locavores ou amateurs de « vrac », sont de plus en plus nombreux. Leurs motivations sont aussi bien sanitaires qu’environnementales.
Entreprise de l’économie collaborative, La Ruche qui dit Oui ! s’est développée en 2011 sur cet engouement pour le local. À travers une plateforme numérique, elle met en relation les producteurs et productrices –dont les produits sont à 35% bios– avec les consommateurs et consommatrices, qui se rencontrent à l’occasion de « marchés éphémères » hebdomadaires, contournant ainsi l’étape du supermarché.
Ancienne journaliste, Hélène Binet est porte-parole de La Ruche qui dit Oui !. Pour elle, l’objectif d’un tel réseau est de faire en sorte que « les gens se réapproprient leur façon de produire et de consommer », et de leur offrir des « outils d’émancipation pour que chacun puisse reprendre en main son alimentation ».(...)
« La somme des petits gestes individuels peut dessiner un grand projet collectif. »(...)
Une vision du monde qui n’est pas sans rappeler celle du mouvement Colibris, lancé en 2007 par le très médiatique agriculteur Pierre Rabhi et l’écrivain et réalisateur Cyril Dion, auteur du documentaire à succès Demain. Hélène Binet reconnaît la proximité des deux mouvements : « Tout ça va dans le même sens. Chacun fait un petit bout de sa part. Avec l’alimentation, ça peut aller très vite. »(...)
« Alimentation à deux vitesses »
Là est peut-être l’écueil principal du « colibrisme alimentaire » : en incitant chacun et chacune à faire son petit geste au quotidien, à prendre le pouvoir sur son assiette, le risque est d’oublier que nous ne sommes pas tous et toutes à égalité face à la malbouffe.
C’est ce que déplore Aude Vidal, autrice en 2017 d’Égologie. Écologie, individualisme et course au bonheur. Venue à l’écologie politique via sa passion du vélo, elle a accumulé de l’agacement à force d’observer certaines dérives des milieux écologistes qu’elle fréquente : « Parfois, le souci de vivre bien va jusqu’à l’adoption de manières de penser très aristocratiques : tout le monde est capable de mener une vie bonne, ceux qui ne le font pas n’ont que ce qu’ils méritent ». Avec, pour corollaire de cette « égologie », un « déni des antagonismes de classes ».
Car la qualité de l’alimentation de la population française varie avec le niveau de revenus et d’éducation. Ce qui explique que des maladies telles que l’obésité ou les troubles cardiovasculaires, dont Christophe Brusset impute en partie la responsabilité à l’industrie agroalimentaire dans son livre, frappent davantage les classes populaires. Ce système, la chercheuse Nicole Darmon le qualifie d’« alimentation à deux vitesses ».
Et la fracture aurait tendance à s’aggraver, selon la directrice de recherche en nutrition et santé publique à l’Inra(...)
« On a oublié de dire que manger des fruits et légumes qui ne sont pas bios, c’est mieux que de ne pas en manger du tout. »
Nicole Darmon, directrice de recherche en nutrition et santé publique à l’Inra(...)
Les prix élevés du bio –79% plus cher que le conventionnel pour un panier de fruits et légumes, selon une étude de 2017 de l’UFC-Que choisir– rebutent les ménages au budget serré, d’autant plus lorsqu’ils sont touchés par la précarité alimentaire, qui concerne une personne sur cinq en France, d’après un récent baromètre Ipsos-Secours populaire.
Christophe Brusset n’en est que trop conscient : « Je viens d’un milieu ouvrier et pauvre, je sais ce que c’est que de jongler avec les fins de mois. J’ai connu ça toute ma jeunesse. » C’est pourquoi son « guide », présenté dans Et maintenant, on mange quoi ?, s’attache à montrer la voie vers les produits les « moins pires » en supermarché, sans augmenter le montant du ticket de caisse. Hors de question pour lui de « culpabiliser » les consommateurs et consommatrices : « C’est l’industrie qui est coupable, ce ne sont pas les clients. »(...)
Pour sortir de cette nouvelle forme d’« alimentation à deux vitesses », Isabelle Saporta a quelques idées. La journaliste d’investigation, qui travaille depuis une quinzaine d’années sur l’agroalimentaire, pointe la responsabilité des pouvoirs publics : « La bouffe industrielle coûte moins cher parce que 80% des subventions [de la politique agricole commune, ndlr] vont à l’agriculture industrielle la plus polluante. Et les dommages collatéraux ne sont pas à la charge des pollueurs. Si demain on leur disait de payer la dépollution des cours d’eau, des sols, de l’air, les politiques de santé publique, la nourriture industrielle reviendrait beaucoup plus cher. »
Pour la pourfendeuse des lobbies, rétablir les justes prix ne suffira pas : « Il faudra en passer par un retour de l’éducation au goût et aux choses saines à l’école. Ce n’est pas parce que pour le moment il n’y a que les classes les plus aisées qui mangent bien qu’il faut arrêter. Il faudrait que ça se démocratise. » Si elle estime que « la révolution viendra du consommateur », par des mouvements de boycott et de « name and shame », elle le reconnaît : « Sans volonté politique forte, on n’y arrivera pas. »(...)
« Il faut une transition, mais chacun doit la faire dans la mesure de ses capacités. »
Nicole Darmon, directrice de recherche en nutrition et santé publique à l’Inra (...)