Sur la base des données de l’Assurance-maladie, Emmanuel Vigneron, géographe de la santé à l’université de Montpellier, a dressé à une très fine échelle une carte inédite de la couverture vaccinale. Le chercheur a calculé pour chaque territoire un indice comparatif de vaccination qui neutralise statistiquement l’effet de l’âge des populations locales pour faire ressortir d’autres paramètres influant sur le taux de vaccination.
En Île-de-France ou dans l’agglomération lyonnaise, par exemple, la carte fait ainsi apparaître les clivages sociologiques avec un taux de vaccination nettement moins élevé dans les banlieues populaires que dans les arrondissements bourgeois. La géographie ainsi dressée montre également des écarts entre les zones rurales et le cœur des agglomérations, du fait d’une plus ou moins grande proximité aux centres de vaccination. (...)
En Île-de-France ou dans l’agglomération lyonnaise, par exemple, la carte fait ainsi apparaître les clivages sociologiques avec un taux de vaccination nettement moins élevé dans les banlieues populaires que dans les arrondissements bourgeois. La géographie ainsi dressée montre également des écarts entre les zones rurales et le cœur des agglomérations, du fait d’une plus ou moins grande proximité aux centres de vaccination. (...)
Mais par-delà ces clivages assez attendus, la carte donne à voir de fortes disparités régionales avec, comme fait majeur, une couverture vaccinale nettement moins élevée dans un grand Sud courant des Pyrénées au sud des Alpes avec une extension dans la vallée de la Garonne. Différents éléments d’ordre historique, culturel et politique contribuent à expliquer que le refus vaccinal soit plus développé dans ce grand Sud.
La mémoire d’un Sud rebelle et réfractaire
L’intégration à l’espace national des régions de langue d’oc a été tardive et conflictuelle et ce vieux substrat historique est périodiquement réactivé. Des historiens ayant travaillé sur l’instauration et l’acceptation de la conscription ont, par exemple, montré que ces régions, souvent pauvres, éloignées géographiquement et culturellement de Paris avaient compté davantage de réfractaires que les régions du Nord, de l’Est et de l’Ouest. Ce refus de se soumettre à la centralisation de l’État et à l’ordre républicain s’accompagnait d’une volonté de préserver une culture locale. Dans son étude portant sur le début du XXe siècle, Philippe Boulanger met ainsi en lumière la correspondance entre la géographie de l’analphabétisme et celle de l’insoumission1 au sud d’une ligne La Rochelle/Gap ; cette correspondance traduisant à sa manière un rejet latent dans ces sociétés locales à la fois de l’intégration par la langue et de l’éloignement forcé par le service militaire. Les mentalités locales sont ainsi depuis longtemps empreintes d’une forme de contestation de l’autorité centrale (...)
Parallèlement à la conscription, l’intégration au cadre national et l’imposition de la domination de l’État centralisé sur les différentes provinces se sont aussi effectuées au travers de la fiscalité. Et en la matière, le Midi s’est également distingué historiquement par une attitude plus frondeuse. Ce fut le cas notamment en 1848 quand la jeune Seconde République créa l’impôt dit « des 45 centimes ». (...)
le refus ou le retard au paiement de cet impôt furent les plus fréquents dans les vallées de la Garonne et du Rhône et dans les départements méditerranéens.
Hormis les dimensions économiques et sociales (paysannerie pauvre et sols peu fertiles), cette propension à l’insoumission, qu’elle soit fiscale ou qu’elle concerne la conscription, plonge plus profondément ses racines dans un substrat historique politique et culturel très ancien qui renvoie aux conditions dans lesquelles le Midi a été arrimé à l’espace national. (...)
L’épopée des cathares n’est pas la seule dont la geste héroïque soit ancrée dans les mémoires populaires méridionales. Différents terroirs du Sud cultivent le souvenir de révoltes paysannes et populaires comme, par exemple, les soulèvements des croquants dans le Périgord, le Rouergue ou le Quercy3 au XVIIe siècle, ou la révolte du Roure en Ardèche. (...)
Tous ces épisodes nourrissent l’image d’un Sud rebelle et insoumis face à l’arbitraire d’un pouvoir central autoritaire.
(...) Jean-Luc Mélenchon ne s’y était pas trompé quand il rendit hommage aux cathares et aux camisards lors de son grand meeting à Toulouse en mars 2017.
Plus près de nous, cet imaginaire des montagnes du Sud, terres de résistance et d’insoumission, a été réactivé et nourri durant l’Occupation quand de nombreux maquis s’implantèrent du Vercors à l’Ariège en passant par les Cévennes ou le massif du Canigou. Symboliquement, les opposants les plus militants à la vaccination entendent récupérer cet héritage quand ils se définissent comme des « résistants ». (...)
Néoruraux, agriculture bio et décroissants : “la diagonale des mates”
Parallèlement à la rémanence de cet héritage historique, un autre paramètre, qui pèse sans doute davantage, doit être convoqué pour rendre compte de la moindre vaccination observée dans l’arc méridional courant de l’Ariège au sud des Alpes, avec des extensions jusqu’à la Dordogne et au Quercy à l’ouest et aux montagnes du Jura au nord. Une part significative de la population de ces territoires a épousé depuis plus ou moins longtemps un mode de vie se voulant en rupture avec la société de consommation et rejetant ou se méfiant de certaines manifestations du progrès technologique. Cette culture alternative s’épanouit préférentiellement dans les espaces ruraux ou de montagne, à distance des centres urbains. (...)
Compte tenu de la faible densité démographique dans ces régions et d’une moyenne d’âge élevée des autochtones, les néoruraux, depuis les hippies du début des années 1970 jusqu’aux adeptes de la collapsologie contemporains, constituent une part significative de la population active de ces territoires. Leurs modes de vie et leurs valeurs ont largement infusé localement et leurs activités sont assez caractéristiques de l’économie de ces territoires. Une partie travaille dans l’agriculture (maraîchage, élevage ovin et caprin, apiculture…), d’autres exercent dans l’artisanat ou les activités culturelles6 et toute une partie occupe des activités saisonnières (ouvriers agricoles, saisonniers dans le secteur du tourisme ou de la restauration) et complète ses petits revenus via l’économie informelle et les prestations sociales.
Cet écosystème particulier s’observe notamment dans un ensemble de communes ariègeoises (...)
Ces vallées isolées, frappées par un exode rural précoce, ont vu arriver dans les années 1960 et 1970 plusieurs centaines de néoruraux. Beaucoup sont repartis, mais certains sont restés et d’autres vagues d’arrivées ont eu lieu depuis. Sous l’influence de cette population, l’agriculture bio8, le tissu associatif et l’économie sociale et solidaire se sont développés dans ce territoire. Dans ces hameaux et villages, les relations humaines sont souvent placées sous le signe de l’entraide, du troc et de l’économie de la débrouille. Sur fond d’altermondialisme et de décroissance, une partie de la population locale met en œuvre la sobriété écologique et adopte, par conviction et par contrainte économique, un mode de vie en rupture avec la société de consommation. On retrouve le même profil de population et de culture locale dans les Pyrénées catalanes, où néoruraux et adeptes plus ou moins marginaux de la décroissance sont appelés les « mates », terme qui signifie « mauvaises herbes » en catalan9, mais aussi en remontant vers le nord dans les Corbières, le Minervois, la vallée du Lot, le Quercy, le Larzac, les Cévennes, le Vivarais, la région du Diois, le Vercors ou bien encore le Trièves (Isère) ou le Haut-Var. De l’Ariège au sud de l’Isère se dessine ainsi ce que l’on pourrait appeler « la diagonale des mates ». Sans surprise, cette « diagonale des mates » correspond aux territoires où l’agriculture bio est la plus développée en France. (...)
Il est frappant de constater qu’à quelques exceptions près, cette carte du développement de l’agriculture bio se superpose avec la carte de l’indice de vaccination calculée par Emmanuel Vigneron (...)
De la même manière que, dans ces régions, les producteurs et les consommateurs de cette agriculture rejettent les produits chimiques, les pesticides et les OGM, ils se montrent manifestement également plus réfractaires à la vaccination. Au lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron du 12 juillet 2021, la Confédération paysanne, syndicat agricole prônant une agriculture écolo et bio, publiait ainsi un communiqué intitulé : « Pass sanitaire : l’obligation vaccinale déguisée entrave nos libertés ». Cette défiance vaccinale s’observe aujourd’hui dans le cas de la Covid-19, mais elle est ancrée de longue date dans ces territoires. Quand, à la surprise générale, une épidémie de rougeole se déclencha en 2011 en France, certains cantons ruraux de l’Ardèche furent identifiés comme des foyers de l’épidémie du fait d’une insuffisante couverture vaccinale de la population locale ; le vaccin étant perçu comme un « procédé artificiel » et potentiellement dangereux pour la santé (...)
Antivax et médecines alternatives
On relèvera, par ailleurs, que certaines figures de la galaxie vaccino-sceptique résident précisément le long de cet arc méridional courant des Pyrénées au sud des Alpes. Ainsi, Thierry Casasnovas, le naturopathe qui prône les jeûnes et la consommation exclusive de jus de légumes crus pour guérir du cancer ou de la Covid-19, habite un village du Vallespir (Pyrénées-Orientales), le professeur de médecine Henri Joyeux aux propos controversés sur les vaccins est basé à Montpellier, Louis Fouché, médecin-réanimateur, fondateur du site antivax ReInfocovid12 exerce à Marseille et l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi, qui avait comparé la mise en place du passe sanitaire à l’apartheid, est, quant à elle, implantée dans la Drôme. Si ces figures ont acquis une large visibilité nationale via les réseaux sociaux sur lesquels ils sont très actifs, leur audience et influence sont d’autant plus fortes dans leurs régions respectives, où ils disposent de relais et de soutiens et dans lesquelles ils s’expriment dans le cadre de réunions ou de conférences (...)
La densité de praticiens des médecines douces par département constitue un indicateur permettant d’évaluer l’audience de cette culture sur le territoire. (...)
À l’inverse, les départements populaires du quart nord-est du pays apparaissent relativement hermétiques au new age et aux médecines douces. Mais un deuxième clivage se fait jour avec une audience nettement plus significative de ces approches dans la partie sud du pays. On sait que les professions médicales se caractérisent par un fort héliotropisme, avec un taux de médecins généralistes et spécialistes très supérieur à la moyenne nationale dans les départements méditerranéens et plus globalement dans le sud du pays. On peut faire l’hypothèse que leurs alter ego œuvrant dans les médecines douces sont sensibles au même phénomène. (...)
Mais cette plus importante prévalence dans le grand Sud renvoie également à la présence assez significative dans ces régions d’une population ayant opté pour des modes de vie écologistes et alternatifs. Il ne s’agit plus ici de cadres séduits par le new age californien, mais de néoruraux, de retraités ou de membres des petites classes moyennes se soignant par les plantes plutôt que par la chimie et les vaccins, en rupture avec la société de consommation et volontiers défiantes vis-à-vis des institutions gouvernementales et des grandes entreprises, qu’il s’agisse des laboratoires pharmaceutiques ou des opérateurs téléphoniques. On peut à ce stade faire un parallèle entre le refus vaccinal et l’opposition au déploiement de la 5G, phénomènes procédant d’une certaine manière de la même matrice technophobe.
Le bobo nantais et le décroissant ariégeois : les deux écologies (...)
La carte des destructions d’antennes-relais présente ainsi certaines similitudes avec celle du refus vaccinal, comme si, d’une certaine manière, ces deux phénomènes distincts constituaient des indices et des manifestations de l’existence d’une culture contestataire radicale et écolo-alternative dans ces régions courant du sud de l’Alsace aux Pyrénées. (...)
Certaines cartes électorales font également apparaître la géographie de cette culture politique écolo-alternative. C’est le cas notamment de la carte du vote en faveur de José Bové lors de l’élection présidentielle de 2007. (...)
Si notre « diagonale des mates » correspond à toute une partie de la vaste zone de défiance vaccinale méridionale identifiée par Emmanuel Vigneron, cette dernière englobe également le littoral méditerranéen qui est très différent géographiquement, sociologiquement et électoralement. Cet arc, qui s’étend de Perpignan à Nice, est constitué de plaines densément urbanisées où le vote frontiste est très élevé, Marine Le Pen y ayant largement viré en tête au premier tour de l’élection de 2017, comme le montre la carte précédente. Sur le littoral languedocien comme sur la Côte d’Azur, la culture politique a peu à voir avec la sensibilité écolo-alternative imprégnant les collines et les montagnes de l’arrière-pays. Un trait d’union existe cependant, celui d’une très forte hostilité au « système » et d’une défiance vis-à-vis de l’autorité étatique. Ce point constitue sans doute le terreau commun nourrissant dans ces deux électorats, idéologiquement très opposés, la forte opposition vaccinale.
(...) cette réticence vaccinale de l’électorat frontiste semble plus affirmée dans les fiefs méridionaux du parti que dans ceux du Nord. (...)
La présence d’un électorat frontiste important ne joue donc pas systématiquement en faveur d’une plus faible vaccination dans le territoire en question. (...)
Si la crise des « gilets jaunes » et l’opposition à la vaccination contre la Covid-19 sont deux phénomènes de nature différente, des connexions et des relations existent entre elles. Elles illustrent, en effet, toutes deux une forme de défiance vis-à-vis du « système » et du pouvoir. Ainsi, d’après les données de l’Ifop, seules 49% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » ont reçu une première injection, cette proportion grimpant à 83% parmi la population ne soutenant pas les « gilets jaunes ». (...)