
Professeur de pédagogie, Philippe Meirieu s’interroge sur l’école aujourd’hui dispensée à distance et les difficultés induites pour les élèves les moins favorisés. Avant les problèmes de la reprise future…
Philippe Meirieu : Je voudrais remonter un peu dans le temps pour rappeler ce qui est au fondement de l’école républicaine, chez Jules Ferry mais surtout chez celui qui en a théorisé le projet : Ferdinand Buisson. Il a souligné dans son célèbre Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire que l’école n’est pas simplement un lieu pour apprendre, mais un lieu pour « apprendre ensemble ». Et le mot « ensemble » est tout aussi important que celui d’« apprendre » !
Dès le départ, cela a été un projet très clair et très explicite de la République, qui a ensuite été fortement revivifié après la guerre de 1914-1918, lorsqu’est né un grand mouvement d’intellectuels, d’universitaires et d’ouvriers qui s’appelait les Compagnons de l’université nouvelle, et dont le principal slogan était qu’il fallait que les fils et les filles de ceux qui avaient veillé ensemble dans les mêmes tranchées puissent apprendre, côte à côte, sur les bancs de la même école. Cette volonté a été réaffirmée par la suite de façon assez extra-ordinaire par celui qui fut sans doute le meilleur ministre français de l’Éducation nationale, Jean Zay, au cours des gouvernements du Front populaire. Il a vraiment fait de cette rencontre entre les individus pour construire du commun le cœur de l’école républicaine. Enfin, c’est le projet que l’on trouve au centre du texte issu du Conseil national de la Résistance, le plan Langevin-Wallon, qui demeure mythique en la matière pour la gauche : l’idée d’une école commune qui est l’institution d’un collectif et d’une préfiguration d’un lien social, donc de la société.
Par rapport à ces enjeux, on a vu pourtant monter, ces dernières années, l’idée que le numérique allait pouvoir se substituer à l’école. (...)
L’idée peu à peu mise en avant est que la classe, l’école, serait une forme obsolète d’enseignement qu’il s’agirait de remplacer par un système (qui est déjà dans les tuyaux de Google) où l’on testerait les enfants d’une manière systématique pour savoir comment ils fonctionnent sur le plan de leur intelligence. À partir de là, chaque individu se verrait proposer un programme d’enseignement strictement personnel qui serait, évidemment, vendu aux familles et permettrait aux enfants de suivre de chez eux, sur ordinateur, toutes les matières grâce à un serveur géant potentiellement situé dans les îles Caïmans pour être défiscalisé !
Si vous prenez les comptes rendus annuels du Wise (par exemple dans Le Monde, qui est partenaire de ce « sommet » et dont le Qatar achète en outre des pages pour en faire la publicité), vous vous apercevez que les Gafam, en particulier une société comme Microsoft, misent des sommes absolument colossales sur une telle perspective à court ou moyen terme… Les enjeux financiers sont énormes et ces projets sont relayés en France par ceux qu’on appelle les « EdTech », c’est-à-dire les entreprises qui proposent de nouvelles « technologies d’éducation » et veulent vendre des logiciels individuels.
Ce qui, selon vous, serait source d’un certain nombre de problèmes…
Une telle perspective est porteuse d’une série de problèmes extrêmement graves. Tout d’abord, bien sûr, le fait de tester tous les enfants à partir d’un certain âge et de considérer que le résultat dicterait inévitablement leur développement futur – comme s’il n’y avait pas d’événements susceptibles de venir modifier leur histoire. Ensuite, cette évaluation – figée à un moment donné à partir du comportement de l’enfant relevé sur un ordinateur ou une tablette – permettra la construction de logiciels supposés être adaptés à tout ce qu’on aurait détecté chez cet enfant comme aptitudes, préférences, modes de fonctionnement, stratégies d’apprentissage, etc.
Les laudateurs d’une telle proposition expliquent qu’il faut absolument que les Français s’y mettent car, sinon, ce seront des logiciels états-uniens qui emporteront ce marché gigantesque. Il y a là des intérêts financiers colossaux puisqu’un des enjeux de la crise que nous traversons actuellement est de savoir si les Gafam vont se trouver renforcés et devenir des super-États aux pouvoirs immenses, ou si l’on va se réapproprier le numérique dans le cadre d’une économie contributive. (...)
C’est là un enjeu économique, sociétal et pédagogique majeur, car, si c’était le cas, on assisterait à une forme d’homogénéisation, d’individualisation, de fragmentation et surtout de financiarisation de l’éducation.
Cette inquiétude s’étend aussi au rôle de l’enseignant lui-même…
Tout à fait. Il faut rappeler que l’enseignant n’est pas seulement un distributeur et un correcteur de cours et d’exercices, de fiches et de logiciels. L’enseignant est un expert de l’apprentissage ; c’est quelqu’un qui prend des informations dans la classe, qui observe, adapte, régule, qui utilise des outils mais les modifie aussi peu à peu, et qui est capable de créer de l’entraide, de l’interaction, de la coopération, donc de susciter du commun.
On parle aujourd’hui de solidarité à tout-va, et l’on découvre en effet que nous avons tous un destin commun du fait du virus. Mais la question posée est de savoir si l’école sera capable de continuer à créer du commun, ou si elle se bornera à juxtaposer des élèves devant des ordinateurs. Un tel modèle, qui se serait infiltré à l’occasion du confinement, ne va-t-il pas progressivement s’imposer au détriment du caractère collectif, instituant de l’école, et de sa fonction fondamentale, qui est de permettre aux enfants de découvrir que le bien commun n’est pas la somme des intérêts individuels ? (...)
Il est incontestable que l’enseignement à distance, via le numérique, creuse les inégalités. Sans même aborder la question de l’accès au numérique en tant que tel, celui-ci accroît les inégalités puisqu’il met en lumière une certaine acculturation. (...)
le simple fait de proposer, par des systèmes à distance, des exercices standardisés creusera les inégalités.
Le président Macron a dit lui-même la nécessité de lutter contre les inégalités, reconnaissant ainsi que l’enseignement à distance les augmentait, et c’est la raison pour laquelle il appelle à la réouverture des écoles le 11 mai. Bien sûr, on peut s’interroger sur les réelles motivations de cette mesure, qui pourraient être d’abord économiques dans la mesure où elles permettront aux parents de retourner au travail. (...)
la proportion d’élèves soit qui auraient complètement décroché, soit qui ne sont pas suivis régulièrement par les professeurs, soit qui n’ont rendu que quelques exercices ponctuellement s’élèverait autour de 40 % dans les lycées -professionnels, et au minimum à 20 % dans les autres établissements. Ce qui est loin d’être négligeable ! C’est pourquoi je dis qu’il faut arrêter de totémiser le numérique. En fait, cela ne résout des problèmes que pour ceux qui n’ont pas de problèmes, c’est-à-dire ceux qui ont déjà envie d’apprendre, qui sont déjà autonomes et qui ont un environnement familial favorable. Pour les autres, on n’entrera jamais en concurrence avec les jeux vidéo et les séries de Netflix ! (...)
On constate qu’aussi bien les professeurs que les élèves renvoient à la nécessité d’avoir du collectif. Ce collectif est très compliqué à construire par le numérique, mais il y a des collègues qui y parviennent. On observe également que certains professeurs arrivent à créer des relations entre leurs élèves, c’est-à-dire à susciter de l’écriture collective. J’en ai même vu qui font du théâtre via le numérique ! Mais cela reste très difficile à construire et l’immense majorité des enseignants n’est pas formée à cela. En outre, les outils dont nous disposons n’y invitent pas spontanément. (...)
Le numérique tel qu’il est aujourd’hui reste guidé par des intérêts financiers qui en font, pour l’essentiel, un outil de consommation. Or nos enfants, pour apprendre mais aussi pour leur équilibre personnel, ont d’abord besoin du collectif. (...)
L’école que j’appelle de mes vœux est une école de la solidarité. La concurrence sera supplantée par une solidarité plus grande, où les élèves (et les profs, d’ailleurs) ne seront pas systématiquement mis en situation d’être évalués en permanence sur des contenus standardisés, mais plutôt de contribuer à des projets collectifs. J’espère que c’est vers cela qu’on va, mais rien n’est joué aujourd’hui. Le risque existe qu’on choisisse au contraire la voie d’un individualisme exacerbé et d’un désir accru d’arrivisme individuel.