
Il nous rappelle que le droit d’asile est le fruit d’une longue et douloureuse histoire. Et, avec ferveur, nous invite à conjurer nos peurs.
On discute pour savoir s’il est raisonnable d’accueillir en France 24 000 réfugiés syriens en deux ans pendant que l’Allemagne en accueille 20 000 en deux jours. Comment rendre compte de cette scandaleuse dissymétrie, sans se cantonner dans l’indignation morale ? Car on ne saurait opposer l’idéalisme allemand au réalisme français : c’est l’orchestration de la crainte qu’est censé nous inspirer l’afflux d’un tout petit nombre de réfugiés qui est de part en part idéologique, tandis que la gestion allemande de l’urgence semble bien pragmatique (on l’a encore compris tout récemment), eu égard à leur besoin de main-d’œuvre, aux enjeux de sécurité intérieure et aux politiques de la mémoire nationale. Pour expliquer ces différences, certains sont tentés d’avoir recours à l’histoire, même si c’est peut-être encore une manière de se rassurer. Je ne suis pas historien du contemporain mais il me semble que nous devons convoquer au moins deux moments de notre histoire récente.
La figure du paria, comme Hannah Arendt l’a montré, est l’un des legs les plus terribles du XXe siècle européen, peut-être son principal fardeau. Et bien entendu, l’Allemagne n’a pas le même rapport historique au problème des réfugiés que la France. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont 13 millions de personnes déplacées qui reviennent. Les Allemands s’en souviennent, ils ont une conscience historique qui les amène à répondre différemment à l’épreuve actuelle. Car il s’agit bien d’une épreuve, non au sens d’un événement douloureux, mais d’un moment de vérité qui éprouve la résistance d’une société : une mise à l’épreuve de ce que l’on est, ce que l’on croit devoir au passé et ce que l’on espère devenir.
Comparons notre prise de conscience aujourd’hui, tardive, ambiguë, contradictoire, avec celle de 1979, lors de la grande crise des boat people qui suit la fin de la guerre du Vietnam. Il faut se souvenir de la mobilisation, non seulement des intellectuels mais de la société tout entière, et ne pas se contenter de l’image nostalgique de Sartre et Aron réunis sur le perron de l’Élysée, venus tenter de convaincre un pouvoir politique qui, déjà, ne voulait pas agir. 130 000 réfugiés vietnamiens et cambodgiens ont été accueillis en France en très peu de temps, au point de changer la physionomie de certains quartiers, comme le 13e arrondissement de Paris.
Que s’est-il passé entre cette époque et aujourd’hui, pour que l’autre rive de la Méditerranée nous semble plus éloignée de nous, ou plus menaçante, que ne l’était le golfe de Siam ? Pas seulement l’augmentation du chômage, mais trente ans de combat idéologique désignant l’antiracisme et, au-delà, l’ouverture à l’autre, comme le principal danger qui menace l’identité nationale. Voyez quel cynisme, et surtout quelle conception étriquée des grandeurs d’une nation tout cela produit : un mélange détonnant d’arrogance et d’abandon, une perte de confiance dans les ressources morales d’une société. (...)